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Les figures du monde. « Logos » et « Muthos » chez Ernst Jünger

Lecture par M. Pierre Trainar

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Ernst Jünger a vécu 103 ans ; il est né en 1895 et il est mort en Souabe il y a quelques années, en 1998. Je ne parlerai pas ici de sa vie toute simple et retirée malgré ses voyages lointains. Ancien combattant, décoré de la Croix pour le mérite, la plus prestigieuse décoration prussienne, il a participé aux festivités en l’honneur de la réconciliation franco-allemande à Douaumont, où il a prononcé un discours officiel.
Il a été l’hôte du Président Mitterrand à l’Elysée et, à deux reprises, il a reçu dans sa retraite la visite du Chancelier Kohl et du Président Mitterrand.
Accablé de prix littéraires, de doctorats « honoris causa », d’invitations prestigieuses, Jünger n’a fait que se prêter à ces jeux de la gloire et de la mondanité.
En revanche, il s’est donné à quelques amis et surtout à son œuvre.
C’est ce qui m’autorise à négliger le détail biographique pour ne traiter que le sujet que je me suis proposé d’étudier « Les Figures du monde » Logos et muthos chez Ernst Jünger, en espérant, par ce biais, élucider en partie la pensée de l’auteur.

Le mot « figure » ne traduit pas ici l’allemand « Figur », qui existe bien, mais c’est le mot « Gestalt » qui a été employé par Jünger. On traduit habituellement « Gestalt » par forme : mais les traducteurs ont voulu ici éviter une équivoque : le terme de « Gestalthéorie » désigne une école de psychologie s’opposant à la psychanalyse Freudienne. Cette école est d’ailleurs continuée, et j’ai lu récemment en français le terme de « gestaltiste » employé pour désigner ses membres.
En fait « Figur » avec sa connotation visuelle se rapproche bien du grec « idéa » qu’Ernst Jünger n’a pas voulu employer pour se démarquer justement de Platon et de l’idée platonicienne qu’il juge trop intellectuelle. Ce qu’il veut signifier c’est une idée mais incarnée dans la réalité matérielle : et ce qui vient spontanément à l’esprit, c’est la comparaison avec les « formes » les « figures » ou les types dans le système de Goethe (comme par exemple, la plante originelle de Goethe : Urpflanze).
Mais Martin Heidegger reconnaît la parenté de la figure avec l’idée dans la pensée de Jünger.
Il lui écrit : « La Figure aussi reste pour vous ce qui n’est accessible que dans un « voir ». Il s’agit de ce voir qui, chez les Grecs se dit iδεiv, mot que Platon emploie pour un regard qui considère, non pas le changement de la perception sensible, mais l’immuable, l’être, l’iδεά. Vous aussi, caractérisez la Figure comme « l’être calme ». La Figure n’est pas une « idée » dans l’entendement au sens de la philosophie des modernes … »
Jünger lui-même a écrit en 1963 un court traité sur la question, et dont le titre est « Typus, Name, Gestalt ». Faut-il prendre au sérieux une pensée de ce genre ? On se contentera de rappeler la position d’épistémologues modernes comme Whitehead qui nient qu’il y ait d’un côté une pensée rationnelle, de l’autre une pensée symbolique, et considèrent à juste titre que toute pensée et tout langage humain sont symboliques dans leur essence même. Toutefois les symboles sont différents : d’un côté les concepts qui fournissent les matériaux des constructions scientifiques, de l’autre des images et des symboles plus complexes qui nous permettent aussi de comprendre le monde mais cette fois de manière plus existentielle et vitale.
C’est : le Logos opposé au muthos.
Bien entendu, c’est à ce dernier type de langage ou de pensée liés au Mythe que nous avons affaire chez Jünger, et c’est lui que nous étudierons spécialement.

Parmi les types, formes, idées et figure qu’utilise l’auteur, il faut mettre à la place centrale le cercle, non pas, bien sûr, comme concept ou idée mathématique, mais comme figure symbolique du temps.
Car, selon Jünger, le cercle, le mouvement circulaire, marquent de leur sceau toute la manifestation temporelle, aussi bien cosmique qu’historique. Cette figure fondamentale se retrouve dans presque toutes les grandes cultures, méditerranéennes, hindoues (pensons aux manavantara et aux kalpas, cycles et cycles de cycles) et enfin extrême-orientales.
Dans la civilisation occidentale, toutefois, l’héritage biblique et chrétien semble favoriser une conception linéaire du temps.
L’histoire du salut est comprise comme un progrès linéaire orienté vers une fin en Dieu, vision qui s’oppose aux perpétuels recommencements des cycles du paganisme antique. Ces conceptions chrétiennes, en se laïcisant et se sécularisant, deviennent à partir de la Renaissance et surtout les Lumières, le temps du progrès : d’un progrès continu et linéaire. Mais la philosophie de l’Histoire de Hegel et les systèmes qui en dérivent, en particulier celui de Marx, font état de ruptures et de sauts dialectiques.
Toutefois, malgré eux ou plutôt à travers eux, le progrès tend à s’affirmer comme la substance même de l’histoire. La pensée occidentale moderne a donc tendance à négliger la théorie de l’Histoire cyclique, alors que, déjà au XVIIIe siècle, à Naples, l’humaniste Gian Battista Vico avait cessé de considérer l’antiquité comme un paradigme moral et politique pour ne plus voir en elle et dans les étapes de son évolution qu’une préfiguration de notre civilisation occidentale chrétienne, elle-même destinée à parcourir le même chemin, avec les mêmes étapes que l’antiquité, d’où l’idée des retours, des « corsi » et « ricorsi ».
Plutôt que de Nietzsche, dont nous reparlerons plus loin, c’est de Vico que le penseur allemand Oswald Spengler tire son inspiration.
Et par Spengler, la théorie des cycles de l’Histoire parviendra à Jünger et confirmera chez lui certaines intuitions poétiques personnelles. Il écrit ainsi, dans les Prochains Titans, page 118, « La distinction traditionnelle entre temps cyclique et temps linéaire est très importante. Pas seulement pour Nietzsche, Spengler aussi, dans sa vision, soutient la conception cyclique. Et je me range également parmi les partisans du retour à une expérience cyclique du temps ».
En fait, la vision du temps cyclique n’est pas un concept mais une intuition poétique du réel avec ses marges d’irrationalité. Il s’agit bien là d’une figure du monde à la fois « vision », et symbole.
L’ouroboros, le cercle du Temps, figuré par le serpent qui se mord la queue, est même le symbole fondamental du monde, son symbole par excellence, puisque, pour les anciens, le temps n’est pas concevable sans palingénésie. L’ouroboros est, à ce titre, l’un des symboles de base du dyonysisme antique car Dionysos est un « theos neos » un « dieu nouveau » tout simplement par ce qu’il se renouvelle périodiquement et fonde à chaque fois un cycle nouveau. Le soleil renaît chaque matin pour le jour nouveau et chaque année pour un cycle annuel nouveau.
C’est donc à juste titre que l’helléniste philologue Nietzsche réintroduit dans l’histoire de la pensée, le cycle, en l’occurrence le cycle de l’Eternel retour, le cycle dionysiaque de la volonté de puissance qui se développe jusqu’à son grand midi et sa domination universelle dans la figure du surhomme, puis de là incline vers l’obscurité de son minuit, de sa résorption dans le Divin.
Nietzsche écrit : « Chantez, hommes supérieurs, la ronde de Zarathushtra, la ronde parfaite des douze temps.
I O homme, attention
II Que dit le minuit profond ?
III J’ai dormi, dormi
IV d’un songe profond je me suis éveillé !
V L’univers est profond
VI plus profond que le jour n’a pensé
VII profonde est sa douleur
VIII la joie plus profonde que le mal du cœur
IX la douleur dit : va-t-en !
X mais toute joie veut l’Eternité
XI veut la profonde Eternité »

Ce chant a été mis en musique par Mahler de manière émouvante, mais les paroles du poème sont là pour nous rappeler la caractéristique de la pensée cyclique de Nietzsche, liée à l’éternel retour du même, c’est-à-dire à la tentative titanique de Nietzsche d’identifier l’éphémère, le passager à l’Eternel, et de hisser l’instant dans l’Eternité : « Oh ! comment ne pas brûler pour l’Eternité et pour le nuptial anneau des anneaux … l’anneau du retour « .
C’est pourquoi Ernst Jünger considère Nietzsche comme un précurseur des Titans à venir, c’est-à-dire des Titans du XXIe siècle.
Si chez Nietzsche, la doctrine de l’éternel retour du même doit être prise au pied de la lettre, tel n’est pas le cas chez Gian Battista Vico qui n’a envisagé que le retour de situations analogues mais non identiques, par exemple l’âge héroïque, l’âge divin, l’âge humain, et ceci uniquement pour les deux cycles que constituent le monde antique et le monde occidental chrétien.
Oswald Spengler a les mêmes conceptions mais il va plus loin et son étude porte sur plusieurs civilisations, dans lesquelles la même unité de développement, un cycle comprenant quatre parties, quatre saisons ; deux parties constituant la phase ascendante d’une culture qui aboutit à un apogée à partir duquel se développent les deux parties de la phase descendante que Spengler appelle civilisation dont la complexification progressive et l’extension spatiale maxima aboutissent à la mort. Telles sont les bases de son livre fameux « Le déclin de l’Occident ».
Chez nous, ces idées n’ont trouvé qu’un vague écho dont témoigne la fameuse parole de Valéry « Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles ».
Je pense que la raison dernière du faible succès de Spengler en France doit être cherchée dans le fait que le Français est l’homme de la culture opposée à la nature alors que l’Allemand tente d’unir culture et nature. Il nous semble, en effet, que le temps humain est linéaire puisque l’homme, en tant que personne, est placé en face de la mort dans l’irréversibilité du temps.
Or c’est le temps de la personne qui constitue le temps de la culture et de l’histoire, donc temps linéaire, fondamentalement différent du temps de l’espèce, c’est-à-dire de la nature, qui lui, est cyclique.
La position d’Ernst Jünger est une reprise de celle de Spengler. C’est pourquoi on peut parler des figures du monde chez Ernst Jünger puisque ce monde est un, comprenant dans son unité l’Homme et la Nature. Cela n’est pas sans évoquer les anciennes cosmographies germaniques où il est traité d’histoire, de géographie
Le cycle historique, selon Spengler ou Jünger, peut, on l’a vu, être divisé en deux parties, culture et civilisation, ou en quatre parties ou plus encore, comme le jour est divisé en heures dont les anciens avaient fait des divinités «horai » ou comme l’année est divisée en douze signes zodiacaux où venaient se loger non seulement les douze dieux mais encore tous les autres, innombrables. Ainsi, à un temps linéaire et uniforme s’est substitué un temps qualitativement différencié, dans lequel il existe des époques où oeuvrent des dieux différents. Dans ce cas, il devient de la plus haute importance de faire le point de notre position historique, c’est-à-dire de connaître le moment du cycle, l’époque où nous vivons.
Pour Ernst Jüngler, c’est une époque de grands troubles – on verra ultérieurement comment préciser cette notion – et dominée par la technique manifestée dans la figure du « travailleur ».
« Le travailleur » (der Arbeiter), tel est d’ailleurs le titre d’une étude de Jünger, publiée dans un moment critique pour l’Allemagne, en 1932, quand le national socialisme allait s’emparer du pouvoir.
« Le travailleur » donne lieu à des jugements divers, dont de nombreux contresens inspirés par le passé de Jünger et par la notoriété dont il jouit dans les milieux d’extrême droite d’anciens combattants et de nationalistes revanchards après la publication de son premier livre « Orages d’acier », souvenirs de guerre. Le premier contresens que l’on peut faire dans l’interprétation du « travailleur » est de le situer dans la mouvance du National Socialisme.
C’est une erreur, et le journal officiel du Parti, le « Völkischer Beobachter », en faisant la critique du livre, annonçait – à titre d’avertissement – que son auteur se risquait désormais « dans la zone des balles dans la tête ». Un autre contresens consiste à interpréter l’ouvrage dans le sens du socialisme, comme un éloge de la classe ouvrière. Mais Jünger s’est défendu d’avance d’une telle interprétation en insistant sur le fait que la figure du travailleur typifie toute la société, toutes les classes, et même l’époque dans son ensemble. D’autre part il faut dissocier la Figure du travailleur de l’économie à laquelle on l’associe habituellement (ainsi la Figure du travailleur est apparue à Jünger dans le soldat de la guerre de 1914).
En revanche, ce qui est fondamental, c’est la mobilisation de la société et du monde que réalise le travailleur, par le moyen de la technique, qui, loin de supprimer le travail, le fait abonder partout. Ce livre est donc une tentative d’expliquer en profondeur une mutation sociale qui fait passer du bourgeois individualiste à l’homme de la masse, au travailleur avec lequel s’instaure le règne de la technique et la mobilisation générale subséquente. Jünger est vraiment l’un des premiers à avoir analysé le phénomène dans toute son ampleur.

Il n’est donc pas étonnant qu’un échange d’idées se soit établi entre lui et le philosophe Martin Heidegger. Cher Heidegger en effet, la technique revêt une importance fondamentale pour l’homme moderne puisqu’elle est la modalité dans laquelle l’être se révèle à lui aujourd’hui. Il écrit : « L’œuvre de Ersnt Jünger, le travailleur est une œuvre de poids parce qu’elle entreprend d’une autre façon que Spengler, ce dont toute la littérature nietzschéenne s’est montrée incapable, elle entreprend de rendre possible une expérience de l’étant et de la façon dont il est, à la lumière du projet nietzschéen de l’étant comme volonté de puissance ». Ainsi Heidegger reconnaît à Ersnt Jünger la capacité de décrire le réel (l’étant).
Il s’agit d’une œuvre descriptive aux arrière plans métaphysiques. Elle n’a aucune valeur normative : l’auteur voit dans la domination planétaire de la technique la ruine de la démocratie bourgeoise et des valeurs sur lesquelles elle assied sa domination.
« Volentem fata ducunt, nolentem trahunt », les destins guident celui qui y consent et ils entraînent celui qui refuse.
Peut-être la figure du travailleur comme figure dominante est elle plus évidente dans le marxisme et dans la société marxiste, mais elle régit également la société libérale.
Ainsi la technique et le travailleur qui en accomplit les fins deviennent les figures majeures du temps, et cette figure prépare, annonce, l’unification planétaire que va réaliser l’Etat Universel.
Il s’agit d’une étape capitale du cycle. Jünger lui a consacré une étude « Der Weltstaat » – L’Etat universel. Il y énumère avec précision les raisons pour lesquelles cette étape du cycle est capitale comme l’annonçaient déjà Hegel et à sa suite Marx.
Mais Jünger ne part pas des mêmes présupposés idéologiques, il se contente d’observer les faits : l’universalisation de la technique et de la figure du travailleur.
Il note : « Il est évident que la figure du travailleur est plus forte encore que la plus ancienne et la dernière des grandes oppositions : celle de l’Est et de l’Ouest ». L’unification planétaire est déjà réalisée dans le domaine des communications et en voie de réalisation dans le marché. D’autre part « un mouvement d’importance mondiale est, de toute évidence, en quête d’un centre. Il a mis en pièces l’ordonnance des Etats baroques au profit des Etats nationaux et des Empires fondés sur eux, puis a balayé ces derniers au profit des Etats mondiaux (exemple : les Etats-Unis, la Russie, la Chine, le Japon, les Indes etc.).
Mais ce statut à son tour ne tolère pas de pluriel, telle est la raison des troubles présents. Il s’efforce d’évoluer des Etats mondiaux à l’Etat Universel, à l’ordonnance terrestre ou globale ».
Cette étape dernière apporte avec elle une nouveauté radicale.
« Nous pouvons nous figurer l’origine des Etats comme une sorte de cristallisation, en vue de laquelle s’unissent les forces de sols et de tribus encore vierges. L’Etat, tel qu’il s’est constitué dans les vallées fécondes des fleuves, n’avait pas de modèle. Il était, sinon unique en son genre, du moins insulaire.
Les mesures de protection exigeant l’existence d’armées n’ont pu devenir indispensables que beaucoup plus tard. La Méditerranée orientale, avec les pays de ses rives et les régions limitrophes, est, comme la mère de bien des choses, celle aussi des guerres ; mais auparavant, bien avant qu’Abraham ne quittât son pays natal, elle doit avoir connu des civilisations sans troupes.
La grande importance attribuée par les Etats à la sécurité, et qui détermine leur forme et leur destin, relève des caractéristiques, sinon du genre humain en général, tout au moins de sa sous-espèce, le zôon politikon. Les linéaments ne s’en trouvent point dans la nature ; dans l’état des abeilles, ce sont, sans aucun doute, les facteurs économiques qui prédominent. La sécurité, dans les tribus peu évoluées, est souvent atteinte par la simple cohabitation, ou par la constitution de colonies.
La forme de l’Etat humain est modelée par le fait qu’il existe d’autres Etats. Elle est déterminée par le pluralisme. Ce n’a pas toujours été vrai, ni, espérons-le, ne le sera toujours. Quand l’Etat, sur terre, était une exception, quand il était insulaire ou unique, au sens que ce mot avait originellement, les armées étaient inutiles, voire inconcevables. Le même phénomène doit se reproduire là où l’Etat devient unique, mettant un point final à l’évolution. Alors, l’organisme humain pourrait, libéré du joug de l’organisation, apparaître sous une forme plus pure, comme une épiphanie de l’homme ».
La période qui précède et prépare l’Etat universel, sans d’ailleurs viser consciemment cet objectif, n’est pas calme et paisible mais chaotique. Oswald Spengler l’a mis en évidence dans plusieurs civilisations : en identifiant des temps de troubles dont l’exemple pourrait être les guerres civiles à Rome précédant l’ère augustéenne et l’établissement de l’Empire.
Dans notre temps, la domination de la technique qui fraie les voies de l’unification planétaire s’accompagne de l’apparition des Titans qui prennent la suite des dieux après leur départ.
En effet, en même temps que le gigantisme des créations et des entreprises humaines s’accroît indéfiniment, la démesure de forces non contrôlées se manifeste à plein.
Le Titan, Fils de la terre, en révolte contre les dieux, le titan Prométhéen, maître de la technique, devient, avec le travailleur, une Figure capitale de notre époque et du XXIe siècle en particulier.
Le naufrage du « Titanic » est interprété par Ersnt Jünger comme un des emblèmes fondamentaux de nos temps, dans lequel l’échec catastrophique de l’entreprise technicienne est lié à l’incalculable.
Jünger écrit : « Le naufrage du Titanic est un symbole grandiose, à commencer par le nom même du paquebot, pour en arriver à la manière dont il a coulé : la perfection de la technique est perturbée par l’accident : à l’optimisme intrépide succède la panique, au luxe le plus grand, la destruction, à l’automatisme, la catastrophe ». (cf. la catastrophe du Concorde).
En fait, l’ère des Titans et les temps de troubles ne sont que la manifestation historique du nihilisme profond de la modernité.
Un champ de décombres, telle apparaît notre époque où de nombreuses choses vénérables se sont effondrées et sont tombées en ruine : c’est justement l’effondrement d’une société que le plus célèbre des ouvrages de Jünger « Les falaises de marbre » étudie avec précision. La méthode de l’auteur est toujours la même : non pas des concepts mais des emblèmes, des symboles et des figures. La réalité que Jünger a sous les yeux est l’Allemagne en proie à la barbarie nazie : mais la description des processus de décomposition est si générale, si peu spécifiée et localisée dans le temps ou l’espace, que la censure nazie, pourtant vigilante et efficace, n’a pas compris le sens réel de cet ouvrage et s’est totalement méprise sur son compte.
Il s’agissait pourtant d’une des plus virulentes critiques du régime hitlérien qui se puisse imaginer. Le titre des « Falaises de marbre » a été suggéré à l’auteur par les escarpements calcaires qui dominent la rive est du Lac de Constance à la hauteur d’Ucberlingen et de Meersburg. C’est là qu’il résidait en 1936 avec son frère à ce moment critique où l’Allemagne allait verser toute entière dans le nazisme.
Les falaises de marbre représentent aussi la distance et la hauteur que l’écrivain essaie de prendre vis-à-vis des événements tragiques de son temps pour obtenir leur transmutation et les faire entrer dans le cristal de l’Art. Et Jünger écrit : « Tel était le royaume dont le cercle s’offrait au regard autour des falaises de marbre.
De leur sommet, nous voyions la vie, bien cultivée sur un sol antique et fortement nouée, s’épanouir et porter ses fruits.
Et nous voyions aussi ses frontières : les monts où la haute liberté, mais sans la plénitude, habitait chez les peuples barbares, et, vers le septentrion les marais et les sombres profondeurs où guette la sanglante tyrannie ».
Les sombres profondeurs s’étendent là où la haute forêt jette ses racines.
Cette forêt allégorique sert de refuge à tous les criminels, tous les proscrits et les bannis, c’est le lieu de toutes les mauvaises rencontres.
Son ombre spirituelle épaisse est celle du nihilisme propice au développement de la terreur et de son parèdre la tyrannie. C’est là en effet que règne le « Grand Forestier » dont Jünger a fait l’archétype du tyran – ce pourrait être Hitler aussi bien que Staline –
Analysant sa tactique de destruction de la civilisation, Jünger écrit : « C’était là un trait magistral du grand Forestier : il administrait la frayeur par doses légères, qu’il augmentait peu à peu et dont le but était de paralyser la force de résistance.
Le rôle qu’il jouait dans ces troubles savamment préparés à l’abri de ses forêts, était celui d’une puissance d’ordre, car, tandis que ses agents inférieurs grossissaient l’élément anarchique, les initiés pénétraient dans les cloîtres où l’on voyait en eux des esprits énergiques appelés à … rétablir l’ordre.
Le grand Forestier ressemblait ainsi à un médecin criminel qui d’abord provoque le mal, pour ensuite porter au malade les coups dont il a le projet ».
C’est sans peine que, chez Jünger, les traits divers et significatifs s’organisent en image saisissante puis en mythes qui sont les clefs de sa cosmologie.
Ainsi en va-t-il du « Grand Forestier », figure de la tyrannie dans laquelle se concentre toute la puissance destructrice du nihilisme.
Dans un autre de ses livres, l’écrivain nous raconte une aventure chez le Grand Forestier et ce qui en résulte :
« L’immense forêt que je parcourais m’était à la fois familière et inconnue. Elle se composait de bois régulièrement entretenus qui le dimanche fourmillaient de citadins ; mais la forêt primitive y formait aussi des îles, avec des chaînes de montagnes d’un accès difficile. J’avais pénétré dans sa profondeur, afin d’y chercher le Grand Forestier, car j’avais appris qu’il entendait faire disparaître un adepte parti pour chasser la vipère bleue.
Je le rencontrai dans la salle gothique de son pavillon de chasse, qui ressemblait à un musée d’armes. Tous les murs en étaient tapissés de pièges. Ils disparaissaient sous les chausse-trapes, les nasses, les filets, les lacs, les ratières. Au plafond pendait une collection de lacets et de nœuds méchamment tressés, alphabet confus, et chaque lettre attendait sa proie. Même le candélabre répondait à cet arrangement ; ses bougies étaient fixées sur les pointes d’un grand piège à dents en forme d’anneau. Il était de cette espèce qu’on dissimule en automne dans les chemins forestiers les plus reculés sous un tapis de feuilles mortes, et qui, au plus léger contact d’un pied humain, se referment d’un coup à hauteur de poitrine, telle une mâchoire mortelle. Aujourd’hui cependant ses dents s’apercevaient à peine, car, en l’honneur de ma visite, elles étaient cachées dans une couronne faite d’un entrelacs de houx vert pâle et de sorbier aux baies rouges.
Le Grand Forestier était assis derrière une massive table de bois d’aulne rougeâtre, qui prend dans la pénombre une sorte d’éclat phosphoreux. Il s’occupait à nettoyer de petits miroirs tournants avec lesquels on prend les alouettes en automne. Après qu’il m’eut salué, nous nous engageâmes dans une conversation animée touchant les droits de chasse sur les pentes où vit la vipère bleue. Comme j’avais remarqué que, durant cet entretien, il modifiait parfois, imperceptiblement, la disposition des miroirs à alouettes, je me tenais fort sur mes gardes. Son attitude était du reste très singulière ; au lieu de répondre, durant de longs moments de notre débat, il se contenta de tirer de sa poche différents pipeaux sur lesquels il sifflait, bramait ou appelait. Cependant, aux endroits importants de la conversation, il reprenait chaque fois une grande flûte de bois imitant le coucou, et il la faisait résonner des sons de la musique du coucou. Je compris que c’était là sa façon de rire.
Si compliquée que fût notre conversation, elle ne cessait de tourner autour d’un seul et unique point. Il reprenait toujours avec insistance :
« Dans mes forêts, c’est la vipère bleue l’essentiel, elle attire sur mes terres le meilleur gibier ».
Et chaque fois j’essayais en vain de l’amadouer :
« Mais les hommes ne fréquentent jamais les pentes où se tient la vipère bleue ».
On eût dit que cette objection le mettait particulièrement en joie, car, chaque fois que je la faisais, il répétait à n’en plus finir son absurde chant de coucou. Comme Nigromontan avait pris soin également de m’aiguiser quelque peu l’oreille pour les manifestations les plus lointaines de l’ironie, je renonçai sagement à répliquer.
Nous contestâmes longtemps, échangeant des phrases pleines d’énigmes, qui parfois tournaient aux purs symboles. Enfin le Grand Forestier mit brusquement un terme à la conversation.
– « Je vois bien que vous êtes de ma force au domino des hiéroglyphes. Vous êtes le premier, depuis le vieux Boutefeu, à pouvoir m’y tenir tête. Mais allez donc un peu visiter les pentes, vous verrez alors ce qu’on y fabrique ».
Je me mis donc en route, me guidant à travers les bois sur le cri lointain du coq de bruyère, qui figure parmi les armes des Maurétaniens. Le soleil était au plus haut quand je quittai la forêt pour entrer dans un cirque de montagnes désert et brûlant, dont le sol était tout recouvert de chardons rampants. Ils étaient de l’espèce sans tige et dentelée comme une rose des vents, qu’on appelle racine au sanglier. Quelques rares euphorbes s’y mêlaient. Un grand nombre d’antiques sentiers très étroits s’en allaient en tous sens parmi ce fourré. Ils étaient tous barrés par la vipère bleue. Lorsque je vis ces bêtes, mon contentement fut grand, je pensai : « On s’aperçoit tout de suite que ce vieux renard ne se met guère en peine de moyens ». Cette réflexion m’était inspirée par le nœud d’arrêt que formaient leurs corps repliés, détail dont seul un novice en ces sortes de ruses pouvait ne pas voir le sens. Je me cachai toutefois derrière un buisson et restai aux aguets toute l’après-midi, naturellement sans apercevoir un être humain.
Vers le soir apparut une très vieille femme, qui tenait à la main une petite spatule. Elle s’accroupit dans l’espace découvert et dessina sur le sol avec son instrument un rectangle grand à peu près comme la surface d’une table. Puis elle entra dedans, enleva à chaque coin un peu de terre, la conjura et la jeta par-dessus son épaule. Chaque fois qu’elle faisait ce geste, je voyais le fer luire comme un petit miroir.
Cette action m’emplissait d’une telle curiosité, qu’oubliant complètement les nœuds d’arrêt, je me glissai derrière elle et lui murmurai :
« Hé, la vieille, qu’est-ce que tu fais là ? »
Elle se retourna sans manifester la moindre surprise, comme si elle m’eût attendu, et me chuchota avec un ricanement qui me glaça le sang :
« Ne t’en inquiète pas, petit, tu ne l’apprendras que trop tôt ».
J’eus alors l’effrayante certitude que j’étais tombé, en dépit de tout, dans les filets du Grand Forestier. Et je commençai à maudire ma sagacité et la témérité solitaire qui m’avait fait le captif de cette compagnie, car je comprenais trop tard que la subtilité de mes manœuvres n’avait servi qu’à rendre invisibles les fils dans lesquels il m’avait enveloppé. L’adepte, qu’il voulait faire disparaître, le gibier qu’il avait attiré par l’appât de la vipère bleue, c’était moi.

Cette aventure chez le Grand Forestier nous semble étrange et se dérouler dans un climat d’irréalité.
On saisit là la racine des images et des mythes jüngériens, qui est purement onirique.
Le récit qu’on vient d’entendre est en effet celui d’un cauchemar. La puissance de l’image et du mythe est tout simplement la puissance du signifiant qui trouve son accomplissement dans une polysémie ascendante et hiérarchisée.
Ainsi le Grand Forestier nous avait d’abord paru fournir un symbole de la tyrannie dans le monde totalitaire. Mais ce n’est là qu’un premier sens ; le texte fait entrevoir un sens second de nature spirituelle ; le Grand Forestier s’identifie alors à la puissance des ténèbres qui tend ses rets, ses pièges, et fait résonner ses appeaux pour capturer celui qui s’aventure dans ses terres.
Mais, qui va s’aventurer dans ces domaines ? Le texte nous le dit : l’adepte, l’homme en quête spirituelle, comme l’ont été jadis les chevaliers errants du cycle Arthurien et de la quête du Graal.
A la quête spirituelle est liée une autre figure très importante chez Jünger, celle du maître spirituel. Jünger présente plusieurs de ses maîtres, dont les principaux sont le maître Nigromontanus, d’ailleurs mentionné dans le texte qu’on vient de lire, et l’adepte Fortunio. La doctrine du maître est clairement présentée dans les passages suivants :
– la théorie des surfaces
« Durant les premières années, il traitait uniquement de la science des surfaces. Comme chaque mot avec lui, celui-ci possédait un sens particulier ; la lumière et l’esprit étaient aussi pour lui des surfaces que la matière avait le pouvoir de modeler. Il enseignait l’étroite fraternité qui nous lie à l’éphémère et au changeant, mais l’art aussi de rompre à temps avec eux – c’est pourquoi il aimait le serpent et l’avait mis parmi ses armes. Il enseignait aussi, à rebours de tout ce qu’on entend dans les grandes écoles, à faire confiance aux sens ; il les appelait les témoins d’un âge d’or, tout comme les îles sont les témoins des continents engloutis. Il disait aussi que la surface recèle toujours, dans la variété de ses desseins, de secrets enseignements, de même que l’on conclut, d’après les herbes et les fleurs poussant en pleine terre, à l’existence des eaux cachées et des gîtes minéraux. Amener ces contacts entre le monde des sens et les courants profonds était l’une des tâches rayonnantes de l’homme ».
– Les images énigmatiques
« En ce qui concerne les images énigmatiques, son but était avant tout de provoquer ce choc qui nous saisit lorsque, dans une chose, nous découvrons à l’improviste une autre chose. Peut-être voulait-il rompre et briser les racines déliées qui retiennent notre être au quotidien et à l’habituel. Il est certain que lorsque nous pénétrons l’image énigmatique, l’étonnement, la stupeur, la crainte peuvent surgir, mais aussi la joie. Quand de telles impressions se multiplient, nous commençons à aborder les choses avec circonspection ; les simples pierres même dont est bâtie notre expérience, nous les observons avec attention, pleins d’attente, mais aussi de méfiance. C’était là précisément le but que se proposait Nigromontan. Sa méthode ne visait point, comme celle des grandes écoles, à la recherche, mais à la trouvaille. Aussi se distinguait-il par cette sorte d’assurance qu’il avait que chacune de nos démarches, fût-elle apparemment la plus vaine, le plus dépourvue d’intention, est riche d’un fruit particulier, comme la noix de son contenu ; et il demandait qu’avant de s’endormir on ouvrît dans sa mémoire le jour comme un coquillage.
De tels exercices étaient destinés à montrer que le monde aussi dans son ensemble est composé à la manière d’une image énigmatique, que ses mystères s’étalent librement à sa surface et qu’il n’est besoin que d’une minime adaptation de l’œil pour contempler dans leur plénitude ses trésors et ses miracles.
Il vint à parler de ces choses alors que je l’accompagnais dans l’un de ses voyages géomantiques sur les lisières du massif de la Harz, le long de cette contrée mystérieuse où se dressent les vieilles tours de guet. Ce fut en cette occasion peut-être qu’il me parla le plus clairement de ce qu’il entendait par la méthode. Si j’ai bien deviné, elle était pour lui l’art de la suprême maîtrise de la vie, avec l’éternel pour but. Elle avait pour correspondant la haute image du monde, dessinée parmi les apparences communes à la façon des images énigmatiques – insaisissablement proche. Comme indices de l’apparition du moment privilégié, il désignait l’étonnement, puis l’allégresse ».

La « méthode » d’abord c’est de découvrir la profondeur sous la surface et par la surface, elle aboutit à la « théorie des surfaces », pièce essentielle de l’enseignement de Nigromontanus. Loin de déprécier l’œuvre des sens et de contemner les apparences (les phénomènes) comme peut le faire la philosophie classique à la suite de Platon et de son mythe de la caverne, il donne à la surface une place centrale, car c’est uniquement par elle que l’on peut parvenir à la profondeur. C’est aussi l’enseignement que nous donnent les « images énigmatiques », seconde partie de la doctrine.
Ces images, la Renaissance les a aimées : on en trouve, par exemple, dans le livre du « Songe de Poliphile », qui fut un grand succès de librairie du temps, autant par sa doctrine que par ses illustrations. On en trouve aussi dans nombre d’œuvres d’art, comme le célèbre tableau des Ambassadeurs de Venise de Hans Holbein le Jeune, avec l’anamorphose d’une tête de mort dans le bas de la toile, ou encore les portraits d’Arcimboldo faits de fruits et de légumes. Par ces moyens, l’artiste essaie de provoquer un éveil de l’esprit, une sorte de déclic par lequel il fait passer d’un plan à un autre et découvrir une réalité plus mystérieuse et plus riche qu’elle ne semblait à première vue.
Il s’agit là d’une pédagogie de la vision intellectuelle dont la justification dernière se trouverait dans Saint Paul, qui assure que nous voyons toutes choses « per speculum in aenigmate ».
De manière éparse dans l’œuvre de Jünger sont jetées des remarques sur l’enseignement du Maître Nigromontanus.
Une partie importante de celui-ci porte sur la rupture.
« Il entendait par rupture une manière supérieure de se dérober aux rapports empiriques », ou encore de se dissimuler. La dernière rupture, le dernier refuge, c’est évidemment la mort, que toutes les autres ruptures ne font qu’annoncer, et c’est cette mort, intérieurement et rituellement vécue, qui sépare le Maître véritable du commun des hommes et créé la distance, le hiatus.
Ces maîtres spirituels dont Jünger nous livre la Figure, qui sont-ils en réalité ? Ou plutôt quels sont les hommes qui ont servi à Jünger pour élaborer cette image paradigmatique ? Paracelse, certainement ; toujours étudié et apprécié dans le monde germanique. Goethe ensuite, qui et le maître par excellence, et d’autres poètes comme Hölderlin et surtout Novalis, et enfin Stephan George, le maître du symbolisme. Ce qu’ils veulent promouvoir, c’est une connaissance poétique du monde, c’est-à-dire une connaissance non conceptuelle par laquelle on atteint le général et l’universel à travers les images, les symboles, les types, les figures et les mythes.
Le maître Nigromontanus – comme l’adepte Fortunio – typifie donc cette tradition de pensée, celle de la romantique Naturphilosophie et d’une connaissance poétique, dont Ernst Jünger est l’adepte. Il confesse toutefois : « Il n’est que trop vrai, hélas, que j’ai bien vite oublié ses leçons. Au lieu de persévérer dans mes études, j’entrai chez les Maurétaniens, ces polytechniciens subalternes de la force ».
Beaucoup de commentateurs se sont interrogés sur ce que Ernst Jünger entendait par cette nouvelle figure : les Maurétaniens, la Maurétanie etc.
La réponse est simple : les habitants de la Maurétanie sont les Maures – ce qui en Allemand se dit « Mauren », or « Maçons » se dit « Maurer ».
Par Maurétanie, l’auteur entend donc la Franc Maçonnerie qui attache une grande importance aux symboles, aux figures et aux mythes.
Tout en reconnaissant son appartenance à la Maçonnerie, Jünger a tenu à marquer la différence entre la pure connaissance du monde et de la société par les symboles, les images et l’usage qui peut être fait de cette connaissance par les sociétés de type maçonnique à des fins surtout politiques.
La pensée de Jünger prend naissance dans un paysage intellectuel et politique de droite ou même d’extrême droite. Il évolue dans les milieux d’anciens combattants de 1914-1918, qui sont le creuset dans lequel s’est formé le nazisme (cf. les premières manifestations publiques de Hitler dans ses conférences sur les traités de Versailles et de Brest-Litovsk faites aux officiers de réserve). La pensée qui a cours dans ces milieux fait prévaloir la tradition et la société sur l’individu.
Dans le « Travailleur », c’est encore essentiellement l’aspect social et collectif de l’Homme qui apparaît.
L’ouvrage « Les Falaises de marbre », publié en 1939, marque le tournant de sa pensée qui s’éloigne alors définitivement du Nazisme, le symbole principal du livre qui est donné dans le titre même « les falaises de marbre » représentant – comme nous l’avons dit – la distance et la hauteur prises par le narrateur vis-à-vis des événements politiques. C’est seulement par cette distance qu’il peut atteindre le plan de l’art. En 1938 déjà il remanie profondément son ouvrage « Le cœur aventureux ».
Pour Jünger l’aventure intérieure ou spirituelle devient l’essentiel, et elle exige, pour être vécue pleinement, une distanciation par rapport à la vie courante. Il remarque même combien les émotions que lui a apportées la littérature ont été plus intenses – par exemple la lecture de l’Arioste – que celles que lui a procurées sa vie de soldat, pourtant pénible et mouvementée.. La deuxième guerre mondiale sera pour lui vécue avec un recul encore plus grand que la première.
Son long séjour à Paris, les amitiés qu’il y noue ou qu’il y renoue le confirment dans cette évolution. La pente intime qu’il suit en tant qu’écrivain et artiste l’amène à n’attacher de valeur qu’à l’individualité, à son développement intérieur et spirituel, dont la création artistique n’est qu’une sorte de corollaire.
C’est en 1950 qu’il publie le traité du rebelle « Der Waldgänger » (là encore le mot « rebelle » n’est qu’une traduction défectueuse du « Waldgänger », le proscrit, « le hors la loi » qui se réfugie dans la forêt – Norvège ou Islande médiévale).
Le recours aux forêts peut être considéré comme un détachement de tous les biens matériels et un refuge dans l’intériorité qui est l’ultime asile.
Le retrait du monde est aussi le sujet du vaste roman d’anticipation que Jünger a publié à peu près à la même époque, en 1949, un an avant le « traité du rebelle ». Autant les « Falaises de marbre » sont une œuvre classique par la concision, autant le roman « d’Héliopolis » est informe, abordant tous les sujets : politique, philosophiques, culturels, véritable fourre-tout typiquement germanique qui serait, dans l’œuvre de Jünger, un peu ce qu’a été le second Faust dans l’œuvre de Goethe, mais aussi et surtout Erziechungsroman comme Wilhelm Meister, et un très grand nombre d’œuvres allemandes.
Le sens d’Héliopolis est le même que celui du « Traité du rebelle ». C’est pour le héros Lucius, un éloignement progressif des combats du monde et de la politique, en même temps qu’une maturation morale et spirituelle : Lucius finit par quitter la terre dans une fusée spatiale pour se mettre au service du mystérieux Régent quelque part dans le cosmos. Ainsi s’exprime, dans les termes de la « science fiction » la grande pensée de Boèce : « Tellus superata sidera donat – la terre dépassée nous livre les étoiles ». Le voyage intérieur est aussi pour Jünger l’expérience de la drogue pour laquelle il a toujours eu un penchant marqué. Une telle expérience est minutieusement racontée dans le roman d’Héliopolis et en constitue un moment critique. Il en va de même dans « Voyage à Godenholm ». On sait que l’amitié de l’auteur pour le chimiste bâlois, Albert Hofman, l’amènera à faire l’essai avec lui de la drogue nouvelle découverte par Hofman, le LSD.
La réflexion de Jünger sur les rapports de l’homme libre, au temps et à la société, se poursuit toute sa vie, nous en avons les preuves, dans son Journal qu’il a tenu, presque jusqu’à sa fin, et dans de nombreux essais.
Il a approfondi sa conception du Rebelle, auquel il donne le nom d’anarque. Non pas anarchiste mais anarque.
En se définissant comme anarchiste, l’individualiste absolu, le disciple de Max Stirner, commettrait une lourde erreur : car il deviendrait infidèle à son pur idéal, en s’agrégeant à un groupe, à une organisation, en s’asservissant à une stratégie de combat etc.
L’anarque, en revanche, est en rupture avec toute forme de société et de vie sociale.
Dans le roman d’anticipation « Eumeswil », de la même veine qu’Héliopolis mais à mon avis inférieur, Jünger fait de son héros un anarque. En tant que tel, le personnage doit par exemple ne pas manifester ses idées – à la différence de l’anarchiste qui les affiche – il doit ruser avec la société et les puissants, ainsi qu’avec toutes les forces sociales qui ne tendent qu’à l’écraser. Ainsi, parti d’une réflexion sur la société et la tradition, Jünger, sans rejeter les valeurs qu’elles contiennent, évolue vers l’individualisme absolu du rebelle ou de l’anarque qui seul, dans un monde chaotique et dangereux, en visant le plein développement de la subjectivité peut en quelque sorte sauver l’Homme, c’est-à-dire l’Humanité de l’Homme. C’est pourquoi il est une des figures capitales de l’époque et de nos temps de troubles.
Le naturalisme et l’humanisme de l’auteur trouvent là leur achèvement et rencontrent l’idée majeure de Goethe « Das höchste Glück des Mensehengesehlechts sei nur die Persönlichkeit ». « Que le plus haut bonheur du genre humain consiste uniquement dans la personnalité ».
L’un des traits de Jünger que l’on peut découvrir à la lecture de son Journal, c’est la curiosité, une curiosité universelle et insatiable qui fait de lui un moderne et qui lui a procuré son étonnante jeunesse d’esprit.
Cette curiosité se porte non seulement vers la nature, par sa passion de la botanique qui le mène à herboriser comme Jean-Jacques Rousseau, par son goût de l’entomologie qui aboutit à ce qu’il appelle la « chasse subtile », mais encore à l’observation de l’humain qu’il poursuit avec le même soin, à la recherche du détail particulier, du fait rare et pittoresque, du geste ou de la parole révélatrice de l’être.
Ainsi le goût du général qui, nous l’avons vu, se manifeste chez lui dans la recherche de la « figure », de la « forme », de « l’idée », n’exclue en aucune manière la passion du particulier dans son unicité et son authenticité.
De la conjonction, de la convergence de ces deux mouvements, découle la qualité de son écriture.
Enfin, la « chasse subtile », dans le monde de la nature ou de l’homme, accompagne la quête spirituelle de l’auteur ; ses trouvailles vont en ponctuer les étapes et, en quelque sorte, en ratifier les développements par des signes extérieurs…
L’évolution de Jünger, nous l’avons dit, l’a mené de l’esprit prussien à l’individualisme.
Ce cheminement pourrait aussi être considéré comme celui qui va d’une geste héroïque et guerrière, à l’aventure intérieure, à la quête spirituelle.
En effet, toute sa vie, Jünger a été et est resté un chevalier, un « cœur aventureux », – pour reprendre le titre d’un de ses livres –
Mais, à un certain moment, il a laissé derrière lui la « chevalerie terrienne » pour entrer, selon l’expression des anciens auteurs, dans une « chevalerie célestielle », celle que suggère et illustre la célèbre gravure d’Albert Dürer « le chevalier, la mort et le diable » dont le héros est appelé à traverser de dures épreuves car ce n’est qu’après avoir affronté la mort et le néant qu’il pourra voir briller les lumières victoriales.
Dans « Héliopolis », Jünger écrit : « Cet état est atteint … lorsqu’on accède aux régions théologiques devant l’éclat desquelles l’histoire pâlit. Alors le calme fait avec force son entrée dans les cœurs. Alors … on peut suivre sans peine la conversion du monde matériel au spirituel, qui, forteresse de cristal, se dresse au-dessus des basses terres. C’était ici seulement que l’esprit se connaissait dans sa dignité souveraine, dans sa puissance véritable. Il célébrait des noces au sein de l’absolu, dont l’étreinte des amants ne donne qu’une idée vague – de même que l’ombre ne donne qu’une idée vague de la lumière».

Si l’humanisme de Jünger accorde à la dimension spirituelle de l’homme toute son importance, sa pensée n’en reste pas moins pour autant fidèle au visible. C’est pourquoi Ernst Jünger a poursuivi son dialogue avec Martin Heidegger, dont la philosophie de l’ek-sistence place l’homme dans l’extériorité (ek – stasis), et est tournée vers le monde et la visibilité. La pensée de Heidegger se réfère sans cesse aux grecs et à leur conception de l’être de l’Etant comme eidos ou idea, de la vérité comme aletheia, c’est-à-dire comme surgissement illuminant hors de l’ombre du Léthé. Ainsi le voyage de Heidegger en Grèce trouve son acmé et sa raison d’être dans le passage à l’île d’Apollon, Delos « signifiant en grec l’Evident, l’Apparent, qui rassemble tout dans son évidence, qui en paraissant abrite tout un présent ».
Jünger, lui aussi, malgré les ombres de sa germanité, reste tout pénétré de la lumière apollinienne.
Cet apollinisme le conduit à une attitude théorétique, à une contemplation qui se situe aux antipodes du romantisme, de la sphère wagnérienne et surtout de l’expressionnisme qui a régné jusqu’à la fin de la guerre, jusqu’en 1920.
Ce mouvement, touchant tous les domaines de l’esprit et de la création artistique, qui fut si important en Allemagne, en Europe centrale et dans les pays scandinaves, a été pratiquement ignoré en France à l’exception des œuvres de quelques peintres … (Le Cri de Munch, les œuvres d’Oskar Kokoska ou d’ Egon Schiele).
La décennie 1920 sera marquée par la transformation progressive du climat intellectuel et moral, jusqu’alors dominé par l’expressionnisme, marquée aussi par le triomphe de l’objectivité qui s’affirme partout aux dépens de la subjectivité souffrante de type expressionniste.
Ainsi Berthold Brecht a utilisé tous les thèmes de la subjectivité expressionniste, mais il s’en est éloigné pour créer, par un effet de distanciation, un théâtre de l’objectivité.
La philosophie elle-même n’est elle pas, chez Heidegger, dans « Sein und Zeit » une tentative d’ordonner et de rationaliser l’expressionnisme dont il reprend les principaux motifs : la déréliction, l’angoisse, la mort etc. ?
Le mouvement de Jünger vers l’objectivité, sa volonté d’atteindre une imperturbabilité et une sérénité supérieure en font manifestement un homme de son temps.
Or cette ascèse de l’objectivité, caractéristique de l’époque peut-être, mais qu’il a faite sienne, implique le rejet du pathétique : du pathétique expressionniste bien sûr, mais aussi et surtout du pathétique par excellence, c’est-à-dire du christianisme : certes, Jünger n’a pas été contre le Christ, il l’a simplement omis, contourné et salué de loin. Malgré une culture biblique certaine, il reste surtout un humaniste héritier des traditions grecques et germaniques.
Ce constat d’évidence n’infirme en rien la valeur d’une pensée dont l’intérêt paraît indéniable.


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