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La théorie du genre pour les naïfs

Lecture du 19 juin 2014
par M. le professeur André Bès

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La théorie du genre est un mouvement d’idée considérable qui évolue depuis le milieu du XXe siècle et qui avait peu concerné l’Europe et la France jusqu’à ces toutes dernières années. Par contre, il a été beaucoup écrit depuis par ceux qui la découvrent et, comme souvent, par ceux qui la connaissent peu ou la comprennent mal.
Donc, beaucoup d’oppositions, de cris et d’imprécations et une difficulté pour tous à « raison garder »… J’ai découvert la théorie du genre à l’occasion de la lecture que je vous ai présentée en avril 2012. À notre échelle hexagonale, la tempête s’est levée dans le monde de l’éducation nationale après une circulaire émanant du ministère, du 30 septembre 2010, demandant aux enseignants des classes de 1ère L d’inscrire dans le programme de SVT (Sciences de la Vie et de la Terre) un chapitre intitulé « devenir homme ou femme ». Il y est dit : l’enseignant saisira l’occasion d’affirmer que si l’identité sexuelle et les rôles sexuels dans la société appartenaient à la sphère publique, l’orientation sexuelle faisait-elle partie de la sphère privée. Tous les analystes se sont accordés sur le fait qu’il s’agissait avant tout d’aborder la question de l’homosexualité et cette circulaire apparaissait comme « une demande perfectible de lutter contre l’homophobie ». Il y a un consensus sur cet objectif mais la question se pose : pourrait-on lutter contre l’homophobie sans relativiser l’hétérosexualité et ne pas faire de cette dernière une simple construction socioculturelle. Faut-il adhérer aux propos d’un enseignant chercheur qui écrit : « il faut cesser de présenter l’hétérosexualité comme la seule sexualité imposée par la nature, normale, légitime. Il faut détruire les stéréotypes de sexe et mettre en question l’injonction à l’hétérosexualité… » Voilà bien les mots forts et le nœud du problème.
Alors, y a-t-il une inquiétude légitime ou une approche fantasmée d’une théorie qui n’en est pas une ? Il n’y a probablement pas de théorie mais une réflexion, des « études du genre » qui s’attachent, depuis les années 50 aux U.S.A. à comprendre comment la société modèle des individus au-delà de leur caractéristique biologique et détermine les rapports sociaux. Ces études ont un objectif prioritaire : lutter contre l’inégalité homme/femme, montrer comment la société met en place un système qui formate les individus et les enferme dans un jeu de rôle qui est particulièrement au désavantage de la femme, l’opprime et l’empêche d’être pleinement elle-même. En 1949, la célèbre phrase de Simone de Beauvoir résume bien le postulat de départ : « On ne naît pas femme, on le devient… », même si cela demande explications et nuances.
– le sexe désigne nos différences biologiques, nous identifie comme mâle ou femelle ; il dépend de caractères chromosomiques et s’accompagne de différences anatomiques.
– l’orientation sexuelle désigne l’orientation subjective du désir sexuel qui nous dirige « statistiquement » (je n’ose plus dire normalement) vers le sexe opposé.
– l’identité sexuelle désigne le comportement masculin ou féminin que le sujet s’attribue, dans lequel il se sent bien, et dans lequel il voudrait être socialement reconnu ; il coïncide le plus souvent, mais non obligatoirement, avec le sexe biologique.
– le terme de gender peut globalement s’identifier à l’identité sexuelle mais la dépasse et la complète, sans qu’on puisse définir tout à fait le concept anglo-saxon. On tend à l’utiliser de plus en plus pour mettre l’accent sur le sexe social.

La théorie du genre est donc dès l’origine à l’appui d’un mouvement de revendication féminine radical, qu’on peut même dire de combat, afin d’imposer l’égalité homme/femme, sortir la femme du carcan de la différence sexuelle, cette dictature qui lui est imposée par la nature. Elle ira largement au-delà de la situation de la femme, proclamant que l’individu doit pourvoir « se choisir », libre d’adopter le genre masculin, féminin, ou autre, qui lui convient le mieux pour assumer son rôle social, son identité du genre, et son orientation sexuelle. On comprend que les homosexuels aient adhéré à ce mouvement féministe à l’origine, c’est le même combat.
La démarche est parfaitement légitime : comment essayer de ne pas porter remède au sort des femmes depuis la nuit des temps alors que la force physique n’est plus déterminante. Il est également légitime de se pencher sur les minorités sexuelles plus nombreuses et plus souffrantes qu’on ne le croit, en déculpabilisant ceux qui se croient exclus. Oui, tout cela est juste et bon…mais on ne peut demander ingénument l’impossible.
Il y a en effet une limite où l’on ne peut ignorer superbement la biologie, et où l’acquis, le formatage social, ne peut gommer jusqu’à les effacer les contraintes évidentes du sexe génétique. Alors, inné contre acquis c’est toujours la même gageure.
Mais un postulat de départ aussi violent que la négation des différences biologiques entraîne obligatoirement des dérives, qui peuvent s’avérer contre- productives.
Par exemple, le féminisme radical que nous avons admis comme étape, est celui des années 60, a été suivi dans les années 90 par la théorie queer… Ce terme difficile à traduire, peut-être par bizarre ou marginal, est intentionnellement obscur. Il ne s’agit pas de se qualifier gay ou lesbienne mais autrement, ailleurs, entre les deux pôles, avec une connotation d’étrange.
Pour revenir à l’histoire ou du moins aux péripéties, il faut bien constater que l’émotion des enseignants dans un sens ou dans l’autre, et celle des parents d’élèves, ont donné à l’année 2013 et jusqu’à maintenant une allure révolutionnaire ou plus exactement post soixante-huitarde… On a vu des foules dans les rues, portant bannières « non à la théorie du genre ». En un sens, il est réconfortant de voir de temps à autre des manifestations suscitées par des inquiétudes sociétales de ce niveau, au lieu des éternelles revendications salariales.
En fait, quelle a été l’incidence des recommandations ministérielles en question sur les ouvrages scolaires destinés à ces classes d’adolescents ? Les rédacteurs de ces ouvrages se sont montrés singulièrement prudents, et parmi 4 ou 5 ouvrages spécialisés (SVT), seul celui des éditions Hatier consacre un court paragraphe à la théorie du genre, les autres restant assez neutres dans le fameux chapitre devenir homme ou femme.
Mais le malaise existe. La suspicion de manipulation persiste, les milieux de l’enseignement catholique sont particulièrement attentifs à l’infiltration progressive de la théorie du genre dans le langage, les concepts, l’éducation des jeunes, et n’est-ce-pas légitime quand l’objectif déclaré est de modifier la société par la culture, qui peut tout changer ? Nous sommes là dans un domaine sensible, et, faut-il forcément s’en plaindre, le débat est vif. La politique s’en mêle mais les abus de langage et d’interprétation sont communs chez les députés qui ne sont pas tous préparés à s’exprimer sur des sujets d’une telle complexité. En tout cas 80 députés réputés de droite ont demandé, on le sait, le retrait des livres scolaires en question, ce à quoi les ministres s’opposent légitimement.
Visiblement, la société se sent menacée dans ses fondements et a clairement raison de s’inquiéter, quand on connaît l’ampleur et la profondeur des bouleversements que propose ce mouvement philosophique et sociétal, dénommé par simplification théorie du genre.
Elle ne cesse d’ailleurs d’évoluer et on peut voir combien son propos s’est enrichi en lisant « Troubles dans le genre » publié récemment en France, (2006) de l’essayiste américaine Judith Butler. Cet ouvrage est considéré pour le moment comme le manifeste le plus abouti de ce courant de pensée. Par exemple, elle n’en est plus à sortir du système binaire homme/femme, mais va au-delà, vers des individus asexués, qui « s’inventent » une modalité d’existence pourvu qu’elle leur convienne, le genre féminin n’est qu’une construction de tous les instants où la femme s’astreint à un jeu de rôle permanent. Le travesti et l’apparence sont plus vrais que la nature…
Pour revenir à l’essentiel, appelons sexe ce qui est biologique, genre ce qui est créé par la culture, l’éducation, la société. Jusqu’où le genre peut-il faire oublier le sexe et peut-on réduire la biologie à une influence mineure, voire négligeable ?
Un cas concret est le problème posé par les transsexuels. Dans un corps d’homme, habite par exemple une femme qui ne peut et ne veut vivre qu’en femme, et surtout être socialement reconnue comme telle ? Et l’inverse, femme voulant devenir homme, encore plus problématique peut-être. Alors commence, si le sujet l’exige, le remodelage de l’individu par la chirurgie, les hormones, la psychothérapie. Est-il possible que l’on réussisse, qu’en tout cas le sujet s’estime globalement satisfait et choisisse l’activité sexuelle qui lui convient le mieux (s’il en a une) ? Mais il serait bien audacieux de généraliser et de décider, comme ce fut le cas dans les années 50 lors de l’expérience Brenda, que l’éducation et la culture peuvent faire oublier le sexe génétique. Le monde connaît l’histoire de ces deux jumeaux, l’un d’eux est victime d’une amputation catastrophique du pénis alors qu’il s’agissait d’une banale cure de phimosis, on décide, sur les conseils du gourou, de l’élever strictement en fille en le remodelant au niveau de l’appareil génital. Les premières années se passent bien, l’enfant semble heureux dans son habillement, ses jeux, son comportement de petite fille ; on a eu raison de parier sur la force de l’éducation. À 15 ans, tout bascule. Brenda veut redevenir David, est attirée par les filles, se marie à l’âge de 24 ans, et se suicide en 2004. On discutera bien sûr de la complexité des déterminants de ce suicide.
Si l’éducation et la pression sociale ne suffisent pas à formater un individu à l’opposé de son sexe génétique et de sa biologie, certaines « expérimentations » sont tout de même conduites dans le noble objectif d’informer dès que possible les enfants (dès la maternelle ?) sur l’égalité des sexes, en luttant contre les clichés garçon/fille et les stéréotypes de sexe, qui serviraient de fondation à l’âge adulte aux inégalités sociales homme/femme.
Cette croisade prend plusieurs aspects :

– Les ABCD de l’égalité sont un programme éducatif qui s’adresse aux élèves de la grande section de maternelle au CM2, et à leurs enseignants, dans dix académies et 600 classes volontaires. Notons au passage qu’on ne devrait plus dire école maternelle, la référence à la mère étant mal venue car on risquerait ainsi de confiner la femme dans un rôle de reproductrice. Ne dites plus qu’il faut détruire l’identité sexuée, il s’agit seulement de « déconstruire les stéréotypés du genre » (site du ministère de la santé, décembre 2012).
Il est naturel aujourd’hui d’ouvrir largement la question du choix d’un métier : y a-t-il des métiers spécifiquement masculins, en dehors de ceux où intervient massivement la force physique ? Y a-t-il des différences d’aptitude prédisposant les filles aux activités littéraires, artistiques, sociales, familiales, alors que les garçons seraient dirigés vers les activités scientifiques, décisionnelles, demandant audace et initiative au détriment peut-être de l’intuition et de la sensibilité ?
Ces clichés sont devenus insupportables en quelques années et on en fera aisément table rase d’ici peu. Mais faut-il pour cela gommer jusqu’à l’absurde les différences entre fille et garçon, bannir les couleurs traditionnellement affectées au sexe (le bleu, le rose), habiller les enfants d’un tunique identique, et même comme en Suède interdire aux garçons de faire pipi debout, faire jouer les filles à des jeux de garçon et inversement, ou même proposer un prénom neutre à la place de « il » ou « elle ».
En effaçant obstinément les différences entre sexe, le risque est de créer un malaise dans la majorité des enfants, de compromettre leur identité sexuelle à l’âge où existe chez beaucoup une certaine ambivalence. Quel avantage y a-t-il à former des individus asexués, sous prétexte de mieux intégrer ceux qui se sentent attirés par l’homosexualité ou d’accueillir sans les culpabiliser quelques rares indécis transsexuels. Ne peut-on trouver d’autre moyen que cette psychothérapie hasardeuse, qui est une forme non autorisée d’expérimentation humaine, surtout lorsque, sous prétexte de lutter contre les stéréotypes on joue délibérément sur l’ambivalence : la journée de la jupe à Nantes a proposé aux collégiens de venir en jupe à l’école pour renoncer manifestement à un attribut très masculin, le pantalon… Cela va de pair avec les livres pour enfants, non officiels sans doute mais bien dans l’air du temps, où la petite fille aime une autre fillette et où l’on évite soigneusement de perpétuer le mythe du prince charmant avec lequel elle se serait autrefois mariée… et aurait eu beaucoup d’enfants.
Évitons bien sûr de ne retenir que les excès, comptons sur les rectifications d’initiatives prématurées et inadaptées. Les fameux ABCD de l’égalité sont dès maintenant remis en question et la Norvège vient de renoncer à « la mode scandinave » dans son système éducatif.
Sans mériter tout à fait cet opprobre, la théorie du genre est devenue un épouvantail et les autorités sont sans cesse amenées à préciser le sens de leur propos et la vraie nature de leurs initiatives. Le Monde en fait un catalogue :
– non, la théorie du genre n’est pas enseignée dans les écoles, la loi ne prévoit que l’enseignement de l’égalité homme/femme.
– non, comme l’a dit un membre du parlement, « les enfants n’appartiennent pas à leurs parents, ils appartiennent à l’État ».
– non, la masturbation n’est pas enseignée à l’école. On a simplement tenu à ce que « les enfants soient informés qu’une forme d’auto-sexualité existe dès le plus jeune âge »
Amalgames et désinformation fleurissent sur le terreau favorable d’oppositions politiques qui instrumentalisent le débat.
Il y a sûrement des Cassandre qui font flèche de tout bois pour affoler l’opinion et qui souvent y réussissent. On notera qu’un mouvement inquiétant se dessine contre une école publique accusée de toutes les manipulations, en l’occurrence la « journée de retrait de l’école un jour par mois » qui a été effectivement suivie dans certaines régions.
S’il y a des pessimistes qui voient loin, il ne faut tout de même pas occulter toute alerte : les sociologiques nous apprennent qu’au travers de détails insidieux, de glissements sémantiques, de propositions éducatives apparemment anodines, des modifications sociétales considérables et éventuellement catastrophiques peuvent être engendrées.
Et d’ailleurs, la théorie du genre et les mouvements ambiants ne cachent pas que la destruction des stéréotypes va de pair, implique même une déstructuration sociale profonde. En premier chef, la destruction de la famille patriarcale classique, déjà bien malmenée : l’autorité forte du mâle dominant est la cause pérenne de l’oppression de la femme, confinée dans son rôle de servante et de reproductrice. Mais il y a plus : la femme doit être libérée du fardeau qui lui a été imposé par la nature, la maternité… le mot même est réprouvé, alors comptons sur toutes les formes présentes et à venir de procréation médicalement assistée, l’espoir résidant dans l’utérus artificiel, une gestation qui sera totalement extra corporelle.
Il va de soi que la famille traditionnelle a éclaté, déjà mise à mal par le mariage homosexuel, qui a découplé l’union de la reproduction. L’individu vit en fonction de l’orientation sexuelle qu’il a choisie. La famille devient « parentalité », peuvent y figurer des partenaires successifs homo ou hétérosexuels. On aperçoit les complexités probables, avec les divorces à venir et les discussions sur les filiations, les héritages. Car persiste le « droit à l’enfant » qui fait oublier les « droits de l’enfant ». Pour l’APGL (association des parents gays et lesbiens), un parent n’est pas nécessairement celui qui donne la vie, mais celui qui s’engage par un acte volontaire et irrévocable à être parent… Noble projet, mais bâti sur le sable, et source évidente de conflits en cascade, les juristes ont de beaux jours devant eux.
Nous avons vu que le rôle qu’on choisit pour exister aux yeux des autres dans la société est à la discrétion de chacun, la féminité en particulier n’est qu’une succession de rôles, de performances qui forgent l’individu. Dans ces conditions l’habit et le costume ont une importance sans égale, c’est pourquoi sans doute la vaste entreprise de destruction des stéréotypes s’attaque logiquement au vêtement, à la tenue vestimentaire, élément clé de notre présence au monde ; et oui, l’ «habit pourrait bien faire le moine ».
Ce qui suit pourrait être considéré comme relativement amusant. Récemment, un livre pour les enfants s’est intitulé Tous à poil avec une diffusion quasi inexistante les premiers mois. Or, on s’est aperçu que ce livre était recommandé dans une académie, celle de Grenoble, comme pouvant figurer dans les bibliothèques scolaires, peu importe exactement par quel responsable. La bombe éclata quelques temps plus tard, et, un homme politique s’en indignant, a fait à cet ouvrage une publicité médiatique considérable. Ce livre montre en quelques pages des personnages de la vie quotidienne se déshabillant sur un ordre impératif et univoque : à poil la maîtresse, à poil le policier, à poil la baby-sitter, à poil la grand’mère ; faut-il en rire ou en pleurer ? Il est sûr qu’il y a de quoi secouer l’identité des genres et qu’il y a aussi matière à réflexion y compris à préoccupation, peut-être à dramatisation. Voilà peut-être où l’on touche le danger de propositions apparemment sans grande importance, qui se glissent subtilement dans notre société jusqu’à la mettre en péril, comme un virus informatique détruisant notre disque dur. Et, pour rester un instant dans le registre léger, que l’humoriste recommande pour parler des choses graves, j’emprunte au commentateur politique d’un grand journal sous-titrant la photo ahurissante de Conchita Wurst, la « femme » (?) ayant remporté en Russie le dernier concours de la chanson : la femme européenne de demain sera un travesti barbu…


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