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José Cabanis et Saint-Simon

Lecture du 7 février 2012
par Georges Mailhos

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Les Cartes du temps (1962) débute ainsi : « Je pense souvent à ces personnages de Saint-Simon qui ont résolu de mettre un intervalle entre la vie et la mort. Ils sont estimés de la Cour, pourvus de charges et de bénéfices, et soudain, sans en parler à qui que ce soit ni prendre congé de personne sinon du roi, ils montent dans leur carrosse et partent pour une retraite d’où ils ne sortent plus. Ils quittent la vie à temps, et j’imagine ces années de solitude qu’ils se sont ménagées, pour accueillir la mort et se reconnaître, grand mot chez Saint-Simon. » C’est ce que fit Turenne qui, selon Saint-Simon, mit « quelque temps entre la vie et la mort ». « Aussi, conclut Cabanis, faut-il ne pas manquer sa mort. » Ne pas manquer sa mort, comme on peut manquer un rendez-vous ou manquer à son devoir, et faire ce qu’il convient : l’immense apparat ou l’extrême simplicité que Cabanis discerne dans les deux voix de Bossuet lui-même, aux grandes parades mortuaires de ses Oraisons funèbres comme au dépouillement, au décharnement du Sermon sur la mort. Et cela, dans un repli qui est un resserrement de soi : parlant de Pontchartrain qui fit ainsi retraite, Saint-Simon écrit, recopié par Cabanis : « chaque année, il resserrait sa vie et sa solitude. »

Douze ans après, en 1974, Cabanis publie Saint-Simon l’admirable et en 1987, un Saint-Simon ambassadeur ou le Siècle des Lumières, avec une riche iconographie, à l’occasion de la parution du premier tome de l’édition Coirault des Mémoires du duc, dans la collection de la Pléiade. Il s’agit donc d’une rencontre qui ne doit rien au hasard et montre une préoccupation durable chez Cabanis, le lecteur comme l’auteur. Nous pourrions évidemment retrouver, sous sa plume, les commentaires qu’il fait du mémorialiste ; nous préférerons discerner dans cette lecture des thèmes et des accents qui parsèment son œuvre. En quoi le critique qu’il a voulu être à un certain moment de sa vie recoupe le créateur, ne serait-ce que par un rapport qu’il a toujours entretenu avec le passé que l’on lit en filigrane dans le présent et qui ressortit à ce que nous pourrions appeler la veine mémorialiste qui sourd à tout moment de ses récits.

Plus que tout autre, Cabanis sait lire chez un grand écrivain passé sa propre histoire. Ce peut être un lien agréable d‘écrivain reconnaissant le grand style, qui « étonne et frappe, à tous coups », ce peut être également une façon de reconnaître à travers un autre paysage, tout autant extérieur qu’intérieur, son propre paysage, qu’il découle de l’observation directe ou de la trace mémorielle. Versailles n’est pas Nollet, mais, par voie d’analogie, la force des lieux est inséparable du destin des êtres. Ce qui, pour Saint-Simon, est recherche de lignée et d’ascendance nobiliaire, et qui se joue, on le sait, sur une poussière de détails minutieux, ― qui a droit au tabouret ? qui garde son chapeau en présence du roi ? à quel rang est-on placé ? ― et un univers clos qui est la Cour à Versailles, peut pour Cabanis renvoyer à la généalogie de famille et à l’espace familial : la parenté du narrateur, ses grands-parents, ses parents, l’oncle Octave comme dans Le Bonheur du jour. Cette suite des générations, Cabanis la note, par exemple, chez son père : « Depuis que nous nous étions retrouvés, écrit-il dans Les Cartes du temps, il me racontait plus volontiers encore que jadis de longues histoires où se succédaient les générations et où passaient tous ceux qu’il avait connus, leurs parents, leurs enfants, leurs destinées. » Ce souci du détail et cette acuité du regard porté sur les êtres et les choses, Cabanis les cite plusieurs fois chez Saint-Simon, en assortissant sa remarque d’un commentaire qui cette fois-ci vise une connivence d’écrivains, une même « marque », comme il dit. Il énumère avec plaisir les réalismes piquants du duc. Ainsi de la mise en bière de Monseigneur, le fils de Louis XIV : « On mit dans son cercueil du son, comme au dernier des pauvres, et l’ouvrier qui le fit, l’ayant fait trop étroit, ne fit entrer le corps dedans qu’à force de trépigner des genoux sur le ventre du Dauphin. » Cabanis relève plusieurs fois cette image dans Saint-Simon ; ainsi rêve-t-il, au sujet du duc de Noailles, de « l’écraser en marmelade et lui marcher à deux pieds sur le ventre ». Cabanis n’est pas en reste, lorsqu’il évoque la fin de la vie de l’oncle Octave, au moment de ce qu’il appelle son « abandonnement »

Évidemment Saint-Simon n’a pas tout vu lui-même. Il utilise tout un jeu de « miroirs » et de « ricochets », suivant ses termes . Cabanis commente : « ce qui n’est plus voir, mais entendre ». Voici Saint-Simon tout autant « auditeur » que « voyeur ». Est-ce une raison pour douter de la véracité du mémorialiste ? Certes pas. C’est l’occasion pour Cabanis de glisser une assertion qui le vise au moins autant que le duc : « Bien plus créateur qu’observateur, faux témoin que témoin fidèle, Saint-Simon fut écrivain plus qu’il ne l’aurait voulu, c’est-à-dire cédant au plaisir d’écrire, et d’en rajouter, mémorialiste de génie. » et de conclure par cet aphorisme : « Il n’y a que la création qui perpétue et nourrisse, et l’objectivité érudite, c’est la mort. » Nous voilà donc entre gens de même race, celle des créateurs, non celle des rapporteurs. Belle définition pour tous les écrivains de la mémoire, de Chateaubriand à Proust, que ces mots : « il n’y a que la création qui perpétue ». Entendons : la création n’innove pas, ― la belle affaire que de faire du nouveau ! ― ; elle « perpétue », et, loin de faire revivre (qui n’est, à tout prendre, qu’un iterum de plus, tout juste bon pour le salon des Verdurin), elle fait vivre, en son sens le plus simple et le plus sûr, dans le présent le passé qui, du coup, redevient jeune, bourgeonne. Mais si l’écriture dit le présent au passé, elle dit également au passé le futur, puisque celui-ci est réitération d’un rite, qu’il soit monarchique ou familial. Ainsi entendue, la création a le sens de la famille ou du lignage, pour parler comme le duc.

Mais, si faillit l’objectivité, alors, peut-être, la vérité ? Saint-Simon y tient : « La Vérité, écrit-il, est l’âme de ces Mémoires. » Et il use de la majuscule. Mais on entend bien ce que cela signifie : le compte rendu, le véridique, le vérace, tout cela s’efface devant le vrai qui, en ce siècle, n’est pas toujours vraisemblable. Dans l’affaire, Cabanis renchérit : « Je ne veux rien écrire, dit-il dans Les Cartes du temps, qui ne soit juste : il faut tout dire et fidèlement. » Il y a bien les particularités, ce que, chez Saint-Simon, on pourrait appeler les préjugés. Eh bien, note Cabanis dans les marges du duc : « Nous avons nos préjugés, nous aussi, (notons, pour lui rendre hommage, ce pluriel renvoyant à un compagnonnage d’écrivains d’encre et de sang) qui stupéfieront nos descendants. L’important est de témoigner pour la vérité, si confusément qu’elle nous apparaisse et si contradictoire que soit avec elle notre vie, et toute œuvre est vaine si elle ne rend pas pour finir, et malgré tout, ce témoignage. » À la bonne heure ! Il ne s’agit plus de logique mais de création, et toujours, comprenons-nous, le sens l’emporte sur la vérification.

Chez tous les deux, il y a l’importance des lieux. Et d’abord, le territoire de l’écrivain. À Versailles, pour les initiés, tout est « recoin », ou même « niche » : Saint-Simon appelle ainsi « la petite chambre obscure de la duchesse d’Orléans donnant sur la galerie » ou encore pour Monseigneur, fils de Louis XIV un « caveau » qui est un « cabinet assez obscur sur la petite cour » . Saint-Simon, y a aussi son cabinet, espace étroit, sans fenêtre, qu’il nomme son « trou d’entresol » , « avec des sièges, des livres et tout ce qu’il fallait ; les gens fort familiers qui connaissaient cela l’appelaient la boutique, et en effet cela n’y ressemblait pas mal. » Et de l’autre, à Nollet, le bureau minuscule, à tout prendre ce qu’on appelait autrefois un réduit, ou une encoignure, sans fenêtre, également le rituel du petit matin, rappelé par exemple dans Des jardins en Espagne : « je me lève donc, je vais allumer le poêle dans le petit bureau, pour n’avoir pas trop froid, tout à l’heure… » et qui correspond à ce coin qu’il aménageait, enfant, dans sa chambre ou bien à la maison (en italiques) dans le petit salon : je cite ce passage, car voici une autre variété du regard : « J’avais découvert cette arrière-boutique dont parle Montaigne, qu’il faut se réserver bien à soi, mais m’en servais déjà comme d’un regardoir. » Notons le terme « arrière-boutique » qui renvoie à la boutique du duc, que nous venons de voir ; « regardoir » est plus imagé (il semble, détail curieux et non étonnant, avoir été créé par Julien Green, dans son Journal de 1934 ) : c’est ici le point de vue, l’observatoire, à l’évidence distinct et distant des choses, mais qui a pour effet de leur donner vie et donc, paradoxalement, les rapproche. Ce monde clos est donc le contraire d’un monde fermé, puisqu’il est l’ouverture à l’écriture. Ainsi écrit-il, après la mort de ses parents : « je regardais près de moi ces places vides. Je me suis hâté de rebâtir ma demeure, la plus étroite possible . C’est alors que je commençai à écrire les seuls livres qui me touchent encore un peu. » Mais il y a aussi, dans ce monde clos, une sorte d’image de la vie et de création : le jardin clos des miniatures du Moyen Âge et le symbole du féminin qui est une des clés de l’univers de Cabanis. Ces miniatures « représentant ce qu’on appelait au Moyen Âge un préau, lequel servait de cadre à des vergers, à des jardins, jardin de singularité, jardin de déduit. Ce dernier mot avait même plus d’un sens : il évoquait un lieu clos, mais aussi les divertissements et les plaisirs de l’amour » ; c’est « dans ce jardin bien clos (…) que j’ai rêvé mes châteaux en Espagne. » Notons l’intéressant jeu sur les châteaux et les jardins en Espagne, et abandonnons les ris et les jeux de l’amour qui concernent moins Saint-Simon, lequel n’a aimé dans sa vie qu’une seule femme, la sienne. (Le 21 janvier 1743, alors qu’il en est à la page 1 153 de son grand manuscrit, il intercale une ligne entière de signes qui imitent les larmes et au milieu une croix qui semblent, avec la même émotion, renvoyer au manuscrit du Mémorial de Pascal.) Revenons sur cet univers du repli et de la création. Commentant le mémorialiste, Cabanis note : « Comme dans toute société close, où chacun dépend des autres… » Voici déjà défini ce subtil entrecroisement où l’individu ne se glisse qu’au hasard de ses rencontres furtives avec les siens, qu’ils soient de famille ou de bonne rencontre. L’oncle Octave remarquait déjà la force de Proust « qui vivait dans un monde fermé, mais qui avait l’intuition de tout. »

Du regardoir à l’arrière–boutique, c’est une image de la création, qui passe par la description des lieux, on pourrait dire la scène, s’agissant des comédies de la cour royale comme des maisons de famille. Je songe aux « matinées à Maragon », évoquées dans Les Cartes du temps, « comédie à quatre personnages parfaitement mise au point, chacun sachant si bien son rôle… » Comment ne pas y voir, en dégradé, les rites parfaitement huilés de Versailles ou de Marly ? (On se rappelle l’appel implorant du courtisan au passage du roi-soleil : « Sire, Marly ? » ou encore : « À Marly, il ne pleut pas. »)
Mais, comme chez Saint-Simon, il y a l’obsession, dans la « comédie humaine », des dessous de la fête, de la mort. « Il est temps, écrit Cabanis grand temps de mettre bas les masques […] (les lieux) « sont aussi loin, aussi disparus que le siècle de Louis XIV, car le nombre des années ne fait rien à l’affaire sitôt qu’une nuit a succédé à un jour : on meurt chaque soir. Mais nous sommes des morts qui se souviennent. »

De ces lieux, les êtres sont inséparables. Si nous ne pouvons revenir dans cette villa de Bagnères, c’est en nos souvenirs que nous retrouvons le gravier de l’allée, les murmures des choses, les conversations des êtres disparus. Nollet est comme ces « maisons des champs » dont parle Pascal où les hommes s’ennuient mais dont leur petit-fils ne cessera de faire l’inventaire, comme jadis le tour du parc. Au crépuscule, des ombres chères se lèvent à l’appel de l’écrivain qui feint d’en retrouver l’apparence, mais on sait bien que c’est la plume qui, sous la dictée des souvenirs, en retrace les traits. Croyant accabler le style fade et conventionnel du duc d’Orléans dans ses lettres, Saint-Simon écrit qu’on aurait dit « un dessin au crayon que la pluie a presque effacé. » Cabanis, emporté par sa démonstration, y voit le contraire de la vivacité et de la verve satirique chez le duc. Mais ne peut-on y voir a posteriori une façon qu’ont certains écrivains du diaphane, comme Cabanis lui-même, de ne laisser jamais percevoir les choses sinon à demi et de ne savoir qu’entendre le son feutré de voix que la force du temps a « presque effacés ». Très souvent, dans l’œuvre de Cabanis, resurgit la force des repentirs, qui, comme chez les grands peintres, se laissent percevoir derrière le glacis des surfaces (à la différence des repeints faits après coup et qui ne sont que des placages). Je vous rappelle, chez un autre Simon, Claude celui-là, le magnifique incipit des Géorgiques, consacré aux esquisses de David.

Mais c’est décidément le temps qui organise les œuvres de Saint-Simon et de Cabanis. Le temps obsède, on le sait, le petit duc. Temps de jadis égrené dans les centaines de généalogies que le soir il recopie, et qui fondent un rituel, des habitudes qui sont des droits ; temps du passé sur quoi s’appuie la monarchie ; temps plus récent, celui d’hier, celui de Louis XIII qui a fait la fortune du père de Saint-Simon : tout le temps présent ne se regarde qu’avec cette perspective-là, proustienne avant l’heure. Résumons : rien ne saurait être qui n’ait été. Ce qui ne donne lieu ni à mélancolie romantique ni à effusion lyrique : c’est de l’ordre du grinçant, de l’aigre, du dur. Une formule de Cabanis, à propos de l’oncle Octave, lui aussi « amer et railleur », traduit aussi bien cette caractéristique du décalage dans le temps : « la simple conscience du temps qui passe, si on y attachait vraiment sa pensée, suffirait, de douleur, à rendre fou. (…) J’y ai vu le signe que les hommes étaient, ici bas, désaccordés. ». Dans ce dernier mot, écrit en italique, la musique n’est pas seule en jeu. Il s’agit surtout d’un grand désaccord aussi bien avec les autres qu’avec soi, une façon de ne plus retrouver, dans les temps présent, la note juste, le bel et juste accord d’antan. Lyrisme en moins, c’est l’écart temporel qui crée chez Saint-Simon cette distance propice à l’observation comme à la réflexion. Pour Cabanis, le temps et son déroulement ne peuvent se dissocier d’espaces circonscrits.. « Ma maison, écrit-il, plonge dans le temps […] Les paysages que je visite ici, ce sont les saisons. » Si, en déambulant dans Versailles, Saint-Simon était capable, à partir d’un visage, d’une répartie ou d’une scène de retrouver l’origine, historique dirions-nous, anecdotique, assurait-il en feignant la modestie, (« l’anecdote est plaisante », écrit-il, voire « piquante »), pour Cabanis le lieu est un site mémorial et y on circule comme dans une maison où la succession des générations se déroule sans heurts : « Il pouvait imaginer tant d’ombres chères, il se disait que ceux qui avaient ici passé leur vie s’y retrouveraient sans surprise, pourraient traverser le billard, reconnaître l’escalier (…) Il avait alors l’impression de remonter lui-même le passé, de retrouver sa jeunesse, comme si le temps eût été aboli. » Cabanis n’avance donc pas seul. Proust, de lecture directe pour lui, dès l’éveil aux lettres, cite à deux reprises dans les trois dernières pages de la Recherche le mémorialiste. Je lis : « On se trouve parfois rencontrer ce qu’on a abandonné, et avoir écrit, en les oubliant, les Mille et une nuits ou les Mémoires de Saint-Simon. » Chateaubriand, dans cette généalogie d’auteurs, avait pris, comme le savait bien Proust, le relais de l’orientalisme et de Saint-Simon. Mais, plus importante nous apparaît la formule de l’auteur de la Recherche : « écrire en les oubliant ». Ce n’est pas d’une réécriture, tant à la mode chez nos contemporains, amateurs de palimpsestes, de raclures, de rognures, qu’il s’agit, mais d’une écriture faite sous la dictée d’un aïeul de haute lignée, dictée dont on comprend qu’elle n’est pas un mot à mot mais un cœur à cœur, un souffle à souffle, ce qui permet bien des variations. Dans cette perspective, le rythme n’est pas haché, il est ample et rappelle, outre la respiration simple, ce qu’on appelait autrefois, comme l’écrit Cabanis, l’allure, qui est de bon aloi et de bel élan.

Sensible aux humeurs des choses comme aux saisons des êtres, Cabanis, dans tous ses écrits, nous montre qu’au-delà du temps qu’on aménage, et qui vous ménage, du temps dont on dispose et qu’on dispose en lignes d’écriture calme et policée, surgit un temps hirsute, un temps étrange et qu’on ne maîtrise plus, fût-ce par le poli de l’écriture, un temps qu’on ne maîtrise plus et qui, avec une accélération foudroyante aussi bien qu’avec une lenteur infinie, nous place devant ce qui n’est plus de son « ordre », comme dirait Pascal et qui est son au-delà du temps, plus précisément l’éternité. Parlant de la mort soudaine du Régent, Cabanis écrit : « Le duc d’Orléans entra soudain dans son éternité, “assisté de son confesseur ordinaire”, dit la Gazette d’Amsterdam. » Pour les naïfs, Cabanis traduit : son confesseur, « c’était Mme de Phalaris », entendez la maîtresse dans les bras de laquelle il mourut. Ici, Cabanis fait du Saint-Simon de deux manières. La première, qui est proprement du siècle des Lumières : le « confesseur », id est la courtisane. La seconde, qui est de cet ordre pascalien, comme nous le disions : « le duc d’Orléans entra dans son éternité », belle formule, certes restrictive, il n’entre pas dans l’Éternité avec une majuscule, mais dans son éternité, nom commun. Il y a de quoi réfléchir. Et d’abord sur le seuil de l’au-delà, la mort d’ici-bas. Le rendez-vous auquel on ne saurait manquer, qu’on doit ménager par cet intervalle que nous avons évoqué. De quel temps s’agit-il donc ? Peut-être, convient-il a contrario, nous dit Saint-Simon, de « ne pas paraître, comme le cardinal de Retz ou d’autres débauchés, devant Dieu tout vivant de la vie du monde ». Saint-Simon appelait ce temps de la distance une « désespérance de la vie » : c’est raisonner encore en termes de la Cour, et donc de la comédie. Mais vient l’heure où tous les bruits s’arrêtent, où s’annonce la fin de la représentation, l’envers du décor, voici venir la mort et ce qui vit, ce qui vibre, qui est en résonance, c’est alors la religion. Voici venu, nous dit Cabanis, le moment « d’entendre le chant profond d’une œuvre qu’il faut écouter de fort près et en faisant silence. » L’œuvre de Saint-Simon ne peut se comprendre sans ce rapport à la mort chrétienne. En témoignent, en particulier, les très belles pages sur l’abbé de Rancé et la Trappe, que commente Cabanis en bonne place, à la fin de son Saint-Simon. « La vérité, écrit-il, était pour lui à la Trappe. Il allait s’y replonger de temps à autre, s’y laver, et boire à la source. » Cette vérité, qui pourrait bien être celle que nous avons déjà rencontrée, et mérite cette fois la majuscule, car elle illumine la prose du mémorialiste. Derrière ces métaphores, nul doute que Cabanis ne retrouve avec émotion des noms de lieux qui attestent de son cheminement profond : Sainte-Marie du Désert, le carmel de Bagnères et, plus tard, les clarisses de Toulouse . Il remarque que le duc ne cite dans son œuvre « aucune conversation qui ait trait à la religion, même avec les hommes d’Église, sauf les propos de Rancé, avec lui tête à tête ». Face à la galerie des illustres et des médiocres de Versailles, Rancé s’impose : il n’est pas personnage, il n’est pas acteur, il n’est pas courtisan ; face à tous ceux qui font figure, il est figure à soi seul : « seul être vraiment et absolument admirable, dans cette foule qui coule et va vers la mort, tout au long des Mémoires . » « J’étais passionnément attaché à M. de la Trappe », écrit Saint-Simon. Voilà bien, nous dit Cabanis, la seule véritable passion du duc, lui dont tous croyaient que les préséances étaient l’unique objet ; elles ne furent que le truchement mondain d’un autre ordre que la mort dévoile et qu’aucune plume ne peut écrire. À preuve, ces lignes que Saint-Simon consacre à la fin de l’abbé. Elles sont de grande venue : « Ces Mémoires sont trop profanes pour rapporter rien ici d’une vie aussi sublimement sainte et d’une mort aussi grande et aussi précieuse devant Dieu. Ce jour, si heureux pour lui et si triste pour ses amis, fut le 26 octobre, vers midi et demi, à près de soixante-dix-sept ans, et de quarante ans de la plus prodigieuse pénitence. Je m’arrête tout court : tout ce que je pourrais ajouter serait aussi trop déplacé… » Voici donc enfin le silence qui envahit la scène : après la misère, voici le silence de la vraie grandeur de l’homme, qui fait Saint-Simon baisser les yeux, et assèche soudain sa plume, car, comme Rancé, il se trouve devant l’inéluctable indicible où toutes choses s’arrêtent et où tout commence. Cabanis emboîte le pas. Après avoir cité les propos du duc sur la religion et Rancé, voici qu’il prend son élan. Il écrit une page d’affilée sans citation, ce qui est exceptionnel dans cet ouvrage, qu’il conclut par ces mots : « Mais où est donc le feu de Dieu, cette folie ? » Trois pages plus loin après avoir recopié un passage de Saint-Simon sur le duc de Beauvillier : « il partait de sa plénitude des traits courts mais brûlants qui malgré lui, dans ses entretiens, sortaient au-dehors, ou plutôt se décochaient de l’abondance de son âme », Cabanis commente : « La Foi, c’est cela ou rien» et, par effet de miroir, il se cite lui-même : « quand je parlais tout à l’heure du feu de Dieu, je pensais déjà au duc de Beauvillier. » Ce feu, qui figure dans le Mémorial que Pascal avait cousu dans son vêtement, le voici chez Cabanis et il est relayé par le mot « illumination ». C’est ce qu’il appelle, dans son Saint-Simon, « l’illumination de la vérité ». Des jardins en Espagne évoquaient déjà cette illumination en la faisant coïncider, pour l’oncle Pierre avec sa mort : « Il a dû connaître, comme je le crois, cette grande illumination de la mort, ce souffle au visage qui nous brûlera, nous réchauffera et nous consolera à jamais. » On le voit bien, le sordide peut éclairer et l’infime peut engendrer l’illumination. « Car tout se rejoint et tout se retrouve . » L’illumination peut se faire évidence flamboyante ou hésitation feutrée, quasiment tremblée. Dès lors, à quoi sert d’écrire ? Question maintes fois posée dans l’œuvre de Cabanis. La mort de l’oncle Pierre, entre bien d’autres exemples y répond : « si je l’abandonne cependant, si je laisse ses traits s’effacer comme ils le sont déjà pour tout le monde, c’en sera fait à jamais, et personne ne mérite de disparaître tout à fait. » Ce jeu d’absence et de présence, sur quoi l’écrivain fonde sa tâche, nous le trouverons dans une figure symbolique, aussi importante que celle du jardin clos dont nous avons parlé, celle du triptyque. Le narrateur du Bonheur du jour est traversé par l’évidence fulgurante que « la vie n’était pas ce qu’on pouvait en voir, n’était pas faite de ces pauvres apparences, mais que tout se jouait ailleurs, et qu’il y avait ailleurs une explication, un enjeu comme dans ces triptyques de la Renaissance dont les volets refermés sont peints à l’extérieur de grisaille, mais qu’on les rouvre et voilà toutes les couleurs, toutes celles dont on pouvait rêver, et qui étaient là, cachées, présentes. » Cette métaphore vaut évidemment pour la littérature, mais l’« ailleurs » ne prend son vrai sens qu’à la lumière de la religion, cette « sublime folie ». Les deux ouvrages qu’a consacrés Cabanis à Saint-Simon se terminent tous deux par le mot de « Dieu ». Dans Saint-Simon l’admirable, il s’agit d’une citation du duc : « pour accéder à cette paix qui ne vous est donnée, selon son mot, que “dans le secret de la face de Dieu”. » Les dernières lignes de Saint-Simon ambassadeur nous paraissant plus amples. « Les échecs répétés de sa vie auraient suffi à le séparer absolument de son siècle (…) Pour lui, c’eût été à en perdre la tête, s’il n’y avait Dieu ». Vous remarquez avec moi qu’après « c’eût été », on aurait attendu, par simple concordance, « s’il n’y avait eu Dieu », sous-entendu « pour lui », « à son époque ». Écrire, comme le fait Cabanis « s’il n’y avait Dieu », c’est, à l’évidence, conclure personnellement : « s’il n’y avait de toute éternité Dieu ». Pour Cabanis, qui n’est pas un écrivain de hasard, il s’agit bien du mot de la fin qui, pour une fois, n’a qu’un sens, la Révélation.

Après quoi, il serait outrecuidant de conclure. Alors, disons autre chose et admirons qu’à deux siècles de distance deux écrivains se soient ainsi parlé. Dialogue des morts, à la manière des exercices de rhétorique d’autrefois ? Je ne le pense pas. Plutôt un dialogue de contemporains, tous deux témoins de leur temps comme du temps, qu’il passe ou se fixe. Il s’agit tantôt d’une œuvre amœbée, où l’autre est peut-être soi, tantôt d’un subtil entrelacs de lieux et d’êtres, d’antiennes et de répons, dans cette liturgie réglée qu’est finalement la littérature.


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