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Jean-Martin Charcot, l’hystérie et l'hypnose

Lecture par M. le professeur André Bès

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Le professeur Jean-Martin Charcot reste l’archétype du grand médecin, et du grand « patron », ce dernier terme faisant référence à une époque, la deuxième moitié du XIXe siècle, où l’ordre social établi ne se discutait guère, et où l’on parlait dans le monde hospitalier de pouvoir médical absolu. Il avait en tout cas le maintien qu’on attendait d’un tel personnage et qu’il s’efforçait sans doute de confirmer, à chacun des pas comptés qui l’acheminaient vers son service, à la Salpêtrière à Paris .Comme chaque matin, il traversait les jardins , esquissant le geste de porter la main au bord de son chapeau pour rendre sa politesse à ceux qui le saluaient avec déférence, et arrivait dans son service, tendait selon le rite deux doigts à son interne, trois doigts à son assistant. Nulle morgue cependant, mais la juste conscience d’un statut de maître, qui exigeait une certaine posture.

Plutôt petit, une forte carrure, il avait un visage « césarien », une certaine noblesse de traits, une coiffure à la Franz Liszt, un regard pénétrant .Il n’était jamais très chaleureux sans doute, mais réservé, et savait de temps à autre manifester son estime, ou quelque amicale attention, pour encourager un élève ou un patient.

Il avait eu une carrière remarquable, due pour l’essentiel à son mérite : Professeur agrégé en 1860, et Médecin des Hôpitaux deux ans plus tard, il avait pris la tête du service des Convulsionnaires, qui allait devenir sous son impulsion celui des Hystériques. De 1862 à1870, il fut pour l’essentiel un grand neurologue. Anatomo-pathologiste éminent, il fut un des princes de la méthode anatomo-clinique, et décrivit ou contribua à l’individualisation de plusieurs maladie du système nerveux, et pour ne citer qu’elle, la maladie de Charcot qui porte justement son nom, ou Sclérose latérale amyotrophique dans la nosologie actuelle.

Ses fameuses leçons du Mardi, au cours desquelles il présentait généralement un patient et faisait le point sur son affection, sont restées célèbres et méritent le terme de leçons magistrales. On verra plus loin ce qu’il advint des leçons du Vendredi, couronnement d’une notoriété ambiguë, où le public était admis, et qui allaient d’abord consacrer sa gloire, puis contribuer à son déclin.

A partir de 1870, sa brillante carrière de neurologue allait en effet s’infléchir et rencontrer deux écueils, l’hystérie et l’hypnose, deux entités complexes ; peut-être n’avait-il pas la personnalité adaptée ni l’ouverture d’esprit nécessaires pour les aborder. C’est ce périple que nous allons suivre.

Au demeurant, le professeur Charcot était devenu rapidement un grand bourgeois dont l’aisance s’était accrue par un mariage fort bien doté, et sa charmante épouse, peut-être un peu quelconque (Freud la décrira plus tard comme « totalement dépourvue de distinction, une véritable boutiquière » !), lui apportait ce qu’il attendait d’une femme dans la parfaite conception de l’époque, et peut-être encore de nos jours : la tenue sans faille d’une maison où l’on accueillait fort bien, une présence affectueuse et discrète, un climat apaisant où le grand homme trouvait le repos et l’équilibre. Jeanne était née en 1865,et deux ans plus tard Jean-Baptiste, qui devait devenir le célèbre commandant Charcot, sans doute plus connu aujourd’hui du grand public que son illustre père, ainsi le veut la fantasque faveur populaire.

Le professeur Charcot était un homme fort différent en famille de celui que nous avons décrit dans sa vie professionnelle, parfois souriant, parfois bonhomme, père affectueux, et qui avait certains cotés attendrissants, voire surprenants, ainsi son affection pour la petite guenon qu’il installait à ses cotés à table, sur une petite chaise…Cet homme surprenant et complexe aimait la bonne chère, ne dédaignait pas quelque vin ou cigare ; il aurait même eu quelques rares « égarements » avec de jeunes hystériques bien tournées, faut-il le croire, c’est en tout cas ce qu’a révélé un de ses proches collaborateurs…Gardez moi de mes amis !…Mais il faut bien écorner quelque peu la statue si l’on veut la rendre crédible.

Notre grand homme, honoré, reconnu, puissant et riche, va donc après 1870 se consacrer de plus en plus à l’hystérie. Il a le courage de s’attaquer, parmi les premiers, à « ce sphinx » qui le fascinait, le terme est de lui. Comment aurait-il pu l’éviter, il avait choisi de regrouper les convulsionnaires, où se côtoyaient les grands épileptiques, aux crises si effrayantes,et les hystériques qui pouvaient leur ressembler beaucoup. Charcot savait bien identifier les premiers .Mais les seconds, les hystériques, comment les reconnaître, à quelle lésion du système nerveux les attribuer ? Charcot était prisonnier de son époque, de sa formation d’anatomopathologiste, de sa personnalité aussi.

De son époque d’abord : le positivisme incarné par Auguste Comte voulait inaugurer l’ère du progrès scientifique continu, faisant litière de tous les fatras idéologiques, en particulier religieux ou métaphysique et exigeait l’approche matérialiste et organiciste de toute affection, une filiation identifiée de la maladie avec la lésion responsable. Aussi Charcot devait-il s’épuiser à rechercher la lésion responsable de l’hystérie, avec grand mérite certes, mais sans être informé d’un aspect fondamental du problème, le rôle du psychisme et sa possibilité d’intervenir sur le corps. Comment d’ailleurs aurait-il pu en être autrement, la psychosomatique devrait attendre presque un siècle encore pour pénétrer la pensée médicale. Et le peu d’intuition de Charcot en la matière ferait le reste, il allait échouer après avoir brillamment réussi son premier parcours scientifique.

Qu’était l’hystérie, qu’est-elle aujourd’hui, peut-on aisément la définir ? Sans doute pas : les grandes crise d’hystérie majeure, spectaculaires, étaient à l’époque bien décrites, Charcot s’en attribuait le mérite ; on les voit rarement de no jours. Après une aura où la patiente est oppressée, commence une gesticulation d’abord rythmée, puis désordonnée, les membres projetés dans toutes les directions, tordus par des contractures bizarres et erratiques, le corps cambré en arc. La crise durait plus ou moins, parfois longtemps si l’on n’intervenait pas de manière appropriée, du moins ce que le médecin croyait être efficace, puis les convulsions s’apaisaient, la malade adoptait souvent des attitudes « passionnelles », émotion, frayeur, extase…pouvait faire suite un délire confus, mystique, ou érotique, ou indéchiffrable…mais les écoutait-on suffisamment ? On les observait surtout, on les examinait soigneusement, on n’attachait guère d’importance à ce qui aurait pu dévoiler le vécu du patient, là où se trouvait sans doute la clé du problème…On comprend combien ce tableau peut être proche de la crise de haut mal épileptique, bien identifiable de nos jours quoique infiniment plus rare car nous disposons de traitements efficaces. Mais les « convulsionnaires » se côtoyaient dans ces immenses salles communes, il y avait une véritable contamination entre les patients des deux ordres, et ceci valait pour d’autres formes d’hystérie moins tapageuses, celles qu’on voit davantage de nos jours : contractures bizarres, paralysies atypiques, anesthésies plus ou moins étendues sur un membre, cécité alléguée, mutisme,… une extrême variété de symptômes qui ont en commun le fait de ne correspondre à aucune logique identifiable sur le plan neurologique, et de disparaître sous l’effet de la persuasion, ce que signifie le mot pithiatisme proposé par Babinski. Ces troubles surviennent d’ailleurs dans un contexte psychologique que l’on décèle vite, à commencer par cette « belle indifférence » de l’hystérique, nullement inquiet d’un trouble qui affolerait un autre…

L’hystérie était alors exclusivement considérée comme une affection de la femme. Depuis Hippocrate, un rapport de causalité était établi avec l’utérus, qui tantôt se serait déplacé dans le corps lorsqu’il était insatisfait du fait de la continence sexuelle, tantôt émettait des vapeurs, les fameuses vapeurs de ces dames, curieusement stoppées par l’inhalation de substances désagréables à l’odorat. Si on n’admettait plus la divagation de l’organe, bien impossible de par son amarrage anatomique, on continuait à voir en lui, et dans les ovaires, globalement dans l’appareil génital féminin, l’origine des manifestations hystériques, et ceci sans aucune hypothèse pathogénique sérieuse qui puisse être avancée. La seule « preuve » était peut-être pour certains médecins, l’application qu’ils jugeaient bénéfique d’un compresseur ovarien, qui calmait la « fureur utérine »,ou l’apparition d’une humidité vulvaire au décours de la crise, que Charcot faisait parfois vérifier par un de ses collaborateurs, jamais il ne s’y aventurait lui-même. Une conséquence moins anecdotique fut l’ablation chirurgicale qui se répandit pour le traitement des grandes hystériques, le fameux chirurgien Péan enlevait en une matinée une demi douzaine d’utérus avec virtuosité, comme le décrit sarcastiquement Léon Daudet dans Les morticoles…Charcot se défend d’ailleurs d’avoir jamais donné pareilles instructions, mais le grand homme sera atteint par bien d’autres calomnies .

La conception de l’hystérie, maladie de la femme insatisfaite, s’inscrivait fort bien dans le machisme de l’époque. En , le grand anatomiste Bichat, trouvant le poids du cerveau légèrement inférieur chez la femme, ne pensait pas à une quelconque corrélation avec la corpulence, mais déclarait ce résultat logique .. . « puisqu’on sait que la femme est légèrement inférieure à l’homme du point de vue intellectuel… » La société s’obstinait dans une conception de la femme épouse et mère, servante docile chargée de la reproduction, et chez laquelle le plaisir sexuel était, ainsi que les lectures et sensibleries romanesques, sources de turpitudes, d’inconduite, et de désordres hystériques. Charcot avait peur de la féminité, et par un classique mécanisme répulsion-attrait, était fasciné par elle, et par l’hystérie.

Il avait en fait sa vision faussée par deux éléments, au moins : son service des « convulsionnaires » d’abord, dans lequel étaient regroupées deux cents femmes environ, qui se trouvaient être en majorité des victimes de la vie, isolées, pauvres, abandonnées, où les petites bonnes simplettes de Bretagne côtoyaient les coquines et les prostituées, les épileptiques et bien d’autres pathologies. Cette cour des miracles , parfois appelée « souffroir », vivait en circuit complètement fermé, dans la promiscuité complète, les cris, les disputes, le mélange des odeurs, la saleté inévitable, malgré les « cornettes »qui régnaient sur ce monde misérable et faisaient de leur mieux. Au dehors, c’était pourtant déjà la modernité, le tramway électrique circulait, la tour Eiffel était pour bientôt, la vie parisienne était brillante, la petite bourgeoisie prenait place, et le petit peuple avait sauf exception une vie acceptable. Ces hospices sinistres restaient hors du temps, et ce devait être pour longtemps encore.

Les besoins sexuels s’exprimaient bien sûr, parfois par des propositions crûes, d’autrefois transmutées en manifestations hystériques, typiquement la grande crise qui se terminait en orgasme, c’était le terme accepté, suivi d’une détente assouvie.

Dans cet extraordinaire bouillon de culture, l’hystérie poussait aisément, les symptômes s’échangeaient, et l’attitude de Charcot n’allait rien arranger ; il s’était laissé prendre au piège. Il décrivit soigneusement la crise de grande hystérie, qui comportait quatre phases individualisables, qu’il aimait reconnaître et commenter à chaque occasion. D’ailleurs on lui donnait souvent cette satisfaction : Charcot avait sous la main plusieurs grandes hystériques susceptibles de présenter sous suggestion appropriée le spectacle au complet…Deux surtout étaient connues, Augustine et Blanche, et une troisième qu’il appelait sa succube, qui donnait à sa crise un caractère érotique plus marqué. Ces jeunes femmes étaient couramment présentées par le maître dans un but didactique. Le fameux tableau de Brouillet , en 1887, montre une Leçon du Mardi au cours de laquelle Blanche présente un début de crise avec déjà la projection en arc, heureusement elle est maintenue par un assistant dont le regard plonge quelque peu dans un décolleté propice, tandis qu’une religieuse se tient prête , et que le maître un peu distant, un peu froid, commente doctement.

Les élèves sont autour, ils sont identifiables pour la plupart et portent des noms qui compteront en neurologie. Ils sont manifestement attentifs, convaincus où vaguement critiques, nous savons que chez nombre d’entre eux les conceptions de Charcot n’étaient pas bien acceptées, parfois franchement repoussées, mais il n’était pas question d’entrer en controverse directe avec le maître : il ne l’aurait pas accepté, et c’est probablement là qu’une saine critique, courtoise et mesurée, aurait pu infléchir ses conceptions déviantes. Malheur à l’homme seul, imbu de certitude, il s’en trouve dans tous les milieux.

Les élèves des leçons du mardi venaient de loin, de plusieurs pays d’Europe, notamment de Russie et des pays de l’Est, où la réputation de Charcot était grande depuis les années 70 et ses remarquables découvertes anatomopathologiques. Mais on était là dans une nouvelle phase, où l’intérêt du maître pour l’hystérie, puis pour l’hypnose, allait décupler sa notoriété et attirer de nouveaux disciples.

Ainsi Sigmund Freud en 1885 passera t’il 15 mois à la Salpêtrière et en restera marqué, sans toutefois épouser les idées de Charcot sur l’hystérie. La principale opposition déjà naissante tenait à l’incapacité de Charcot de s’attacher au vécu et à la psychologie du patient, qu’il n’interrogeait guère ou pas du tout, et surtout à son effroi devant la « chose sexuelle », comme il dénommait faute de pouvoir faire autrement, la sexualité qu’il refoulait chez autrui comme chez lui-même

De retour à Vienne pour s’y installer, Freud s’essaya à pratiquer l’hypnose, mais l’abandonna vite pour une psychothérapie infiniment plus complexe qui faisait jouer à la sexualité le rôle important, voire exorbitant que l’on sait. Malgré la séparation intellectuelle des deux hommes, Freud gardera pour son maître une profonde estime, appellera un de ses fils Jean-Martin et écrira : « C’est Monsieur Charcot qui nous a enseigné le premier qu’il fallait s’adresser à la psychologie pour comprendre la névrose hystérique ».

Charcot n’a pas complètement ignoré le traumatisme psychique derrière la manifestation hystérique, mais il était loin de parler de subconscient, à plus forte raison d’inconscient. Il décrit en particulier une patiente présentant une paralysie hystérique du bras, qui disparaît lorsque Charcot l’amène à se souvenir qu’elle a donné à son petit garçon une gifle imméritée. C’est un début, le début d’une interrogation qui amène le maître à s’intéresser davantage au substrat psychologique des phénomènes hystériques. Mais il restera un organiciste impénitent, qui ne croit qu’en la découverte d’une lésion responsable, clairement identifiable.

L’importance du fait psychique apparaît malgré tout lentement, avec Pierre Janet la psychologie naissait, et on a du mal à croire qu’il ait fallu plus de cinquante ans encore pour qu’on admette à sa juste importance l’action du psychisme sur le corps, la psychosomatique qui nous paraît aujourd’hui une évidence.

Le succès grisait Charcot et finissait de lui ôter toute tentative de remise en cause. Il avait, croyait-il, découvert l’hystérie, il fallait maintenant la guérir. Le bruit se répandit vite que ce grand maître, justement auréolé d’une gloire scientifique, guérissait l’hystérie. Aux leçons du Mardi, s’ajoutèrent celles du Vendredi, ouvertes au public qui y vint en nombre, mondaines influentes, artiste et écrivains, hommes politiques, l’énumération en serait fastidieuse . Monsieur Charcot avait en effet découvert l’hypnose et l’appliquait en public pour faire disparaître les troubles allégués, au terme d’une crise que la suggestion déclenchait. Ce n’est d’ailleurs pas lui qui hypnotisait, mais un assistant dévoué, et nombreuses étaient les malades qui ne demandaient qu’à « guérir », au terme de ce spectacle, qui les tirait enfin de leur sombre quotidien. Mais l’hypnose proposée par Charcot n’était pas de la meilleure venue, elle allait même devenir franchement sujette à caution, voire une parodie détestable. Charcot s’était inspiré d’une hypnose désuète de foire, où le magnétisme supposé du médecin imposait sa volonté au patient subjugué. Et le service tout entier donnait un étrange spectacle, où les assistants du maître « hypnotisaient » côte à côte des malades qui s’abandonnaient volontiers à la suggestion, voire complices de la mise en scène. Certains jeunes internes avaient même embauché traîtreusement quelques filles complaisantes auxquelles ils avaient appris la sémiologie que le maître attendait, puis avaient révélé la supercherie, à la grande joie des ennemis de Charcot ,qui commençaient à faire nombre.

Il y avait la profonde contestation de fond, que présentait avec beaucoup de force l’Ecole de Nancy : le fait d’être hypnotisé n’était-il réservé qu’aux malades, ou était-ce un état auquel chacun pouvait accéder, sans que cela n’implique une pathologie, représentant au contraire une faculté présente plus ou moins chez tout individu, et qu’on peut développer, approfondir opportunément ? Il y avait surtout les médecins jaloux, les académiciens qui n’attendaient que l’occasion de jeter à bas la grande statue, et ménageaient de moins en moins leurs attaques. Les assistants incrédules, qui s’étaient jusque là tenus cois, osaient manifester discrètement leur opposition, parfois même clairement.

Charcot était très affecté , mais continuait bravement sur sa lancée, hélas pour son image en cette fin de carrière dont le premier parcours fut si brillant. IL fut particulièrement choqué par la dérive mercantile que connut l’hypnose, pratiquée par des charlatans, s’abritant sous l’autorité du grand professeur, dans des cabinets qui se multipliaient, et jusque sur les tréteaux de foire…L’hypnose aurait du mal à s’en relever !

Charcot, lentement, évoluait. Il commençait lui aussi à percevoir le rôle du psychisme et de ses traumatismes dans l’apparition de nombre d’affections dûment estampillées organiques. Il favorisa la venue à la Salpêtrière de plusieurs psychologues, philosophes à l’origine, qui devaient selon lui se familiariser avec la médecine pour mieux appréhender les facteurs psychologiques dans la pathologie nerveuse. Ce fut notamment Pierre Janet déjà cité qui devait tellement apporter à la conception des névroses. En cette période postérieure aux apparitions de Lourdes, Charcot ne pouvait manquer d’être confronté au problème récurrent des guérisons miraculeuses, et des délires mystico-religieux. Concernant les miracles, il restait bien entendu sur une position de doute, mais attentif. Il n’éliminait pas la possibilité d’une guérison spectaculaire, mais seulement dans certains types d’affection. Le contexte de forte suggestion, l’ambiance exceptionnelle de foi et d’incantations, pouvaient opérer des « miracles », chez des sujets à la personnalité propice, qu’il assimilait à une structure hystérique. Il réfutait, dans son positivisme impénitent, toute intervention supra naturelle. Les délires mystico-religieux étaient traités de la même façon, il a été particulièrement intéressé par le cas de Sainte Marie Marguerite Alacoque, religieuse de Paray-le Monial, « fiancée et épouse de Jésus-Christ », ou celui de Sœur Madeleine Bavent, mystique extatique.

Ces extases continuent d’offrir la même matière à controverse : quelle personnalité sous-tend ces manifestations ? et enfin que penser des stigmates ? S’il s’agit bien de l’illustration particulièrement frappante d’une action du psychisme sur le corps, il faut dire que beaucoup reste à faire pour trouver le chaînon manquant dans un dispositif biologique sûrement très complexe. Et encore restera t’il la question du primum movens …Charcot le positiviste, à ce stade de sa réflexion, allait écrire son plus étonnant et dernier essai : « La Foi qui guérit », publication posthume en 1897.Certes, il restait sceptique, mais il s’inscrivait dés lors dans un mouvement d’idées international, la faith healing était déjà mieux admise chez les anglo-saxons, avec notamment William James aux Etats-Unis : la volonté de croire , que ce dernier publie en 1897, mettait en évidence la force de la foi et les possibilités extraordinaires de la prière. Avec toutes les réserves tenant à sa formation et à sa structure mentale, Charcot arrivait à écrire : « le miracle est une manifestation remarquable de l’influence que l’esprit possède sur le corps . » mais il ajoutait : « ce n’est qu’un phénomène psychobiologique »

Quelle est l’hystérie d’aujourd’hui ? Elle a assurément changé de visage, on ne voit que rarement la grande crise épileptiforme, mais des manifestations polymorphes, moins spectaculaires, tout aussi intrigantes : paralysie et/ou anesthésie d’un membre, cécité alléguée, malaises et chutes spectaculaires, appelées à tort syncope, fugues « inconscientes » …Tous ces troubles sont réversibles sous suggestion et psychothérapie, se répètent souvent chez le même individu ; tout clinicien averti ressent le climat particulier qui entoure ces manifestations, cette manière d’être, cette personnalité labile et cette demande affective intense , érotisée, culpabilisée , qui l’accompagne. Certains aujourd’hui préfèrent parler de personnalité histrionique, pour insister sur une certaine théâtralisation dans l’expression du trouble, un aspect emphatique. L’hystérie est et reste le langage du corps, Lacan dit : « l’hystérique parle avec sa chair.. », le trouble est l’exutoire du mal-être dont l’origine est à rechercher dans le vécu du patient, dans l’inconscient, souvent même dans le subconscient tout proche, le traumatisme affectif est quasi évident. D’autres fois une psychothérapie plus en profondeur peut seule donner la clé, et peut-être amener à la guérison.

Les explications se sont considérablement élargies. L’hystérie masculine existe bien, (Madame Bovary, c’est moi, a dit Flaubert). L’hystérie seul exutoire de la femme opprimée en bute à l’insatisfaction sexuelle est une simplification caricaturale. Les causes de frustration sont beaucoup plus nombreuses, la quête affective est vaste, ubiquitaire. Si l’hystérie a été remise en question, au point que le mot ne figure plus dans certaines nosographies à la mode, faute d’avoir pu définir simplement ce qu’elle était, elle est bien là pour le clinicien. Ne croyez pas que les convulsionnaires de Saint Médard ne puissent plus se voir de nos jours…les extases bruyantes et outrancières des fans autour de leur idole n’en sont pas si éloignées.

Comment va l’hypnose ? Bien mieux, après les mauvais coups de l’époque Charcot. Elle renaît depuis les années 50, dans une nouvelle conception et une pratique différente, grâce surtout au psychiatre américain Erickson. L’hypnose éricksonienne a grande vogue, peut-être trop à nouveau, car la qualité du thérapeute est primordiale, et bien des néophytes la pratiquent mal, des imprudents s’y aventurent, des profiteurs exploitent le nouveau filon. Il n’en persiste pas moins un socle solide qui résistera. Plus question d’un magnétisme animal se transmettant physiquement d’un individu à l’autre, ceci sans méconnaître la contribution féconde de Mesmer, en son époque. Plus question d’une suggestion incantatoire par un magnétiseur doué de capacités prodigieuses, au regard fascinant, assujettissant en quelques passes une victime inconsciente obligée d’agir à son insu.

L’hypnose demande la collaboration du patient, parfaitement éclairé sur la démarche, qui accepte de se laisser guider vers un état modifié de conscience. Il l’atteindra plus ou moins vite, selon son degré de suggestibilité. Dans cette hypnose plus ou moins profonde, le thérapeute peut avoir accès au subconscient qui affleure, réduit au silence par le surmoi ; peut-être pourra t’il accéder à l’inconscient, entrepôt des pulsions refoulées. De prudentes suggestions pourront alors remodeler le passé, dédramatiser certains traumatismes affectifs, donner de nouvelles perspectives optimistes, implanter une nouvelle confiance en soi. L’expérience semble établir que la force des suggestions en état d’hypnose est bien supérieure aux orientations données au cours d’une psychothérapie à l’état de veille, bien plus efficace que l’autopersuasion incantatoire de la méthode Coué, sans vouloir dénigrer cette contribution intéressante à son époque.

Nous sommes dans une nouvelle étape d’un mouvement continu de la pensée, qui reconnaît la puissance de l’imagination et de la volonté sur son propre destin, et plus globalement les extraordinaires possibilités du psychisme sur le corps, sain ou malade.

Jean-Martin Charcot est mort en 1893. Ses dernières années n’ont pas été glorieuses, son image est restée momentanément ternie par les avatars de l’hypnose. Il a eu le courage de s’attaquer au mystère non résolu de l’hystérie, il était condamné à l’échec dans l’ignorance où il était de la psychosomatique, et de l’inconscient. Depuis les années 50, ce grand savant à été justement réhabilité. A travers son histoire, il est intéressant de retrouver le grand thème constamment offert à notre réflexion : quelle est cette fascinante force de l’esprit, d’où vient- elle, jusqu’où peut-elle aller ?


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