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Frédéric Bastiat. Sa vie, sa postérité intellectuelle

Lecture du 16 mai 2013
par M. de LAPORTALIÈRE

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Il y a une trentaine d’années, Valéry Giscard d’Estaing dînait à Londres avec Mme Thatcher. Il tentait de la convaincre de rejoindre l’eurogroupe quand tomba des augustes lèvres de la «Dame de fer » cette affirmation surprenante : « vous, au moins, en France, vous avez Bastiat ». De retour à Paris, notre Président fit part de cet intérêt insoupçonné et inattendu de Maggie pour le football français et pour l’équipe corse alors au fait de sa gloire quand quelqu’un de son entourage évoqua le nom de Frédéric Bastiat. Comme il l’a raconté à notre confrère, Maître Bouyssou, de qui je tiens cette anecdote, VGE feuilleta, je le cite, « l’encyclopédie la plus complète qui ait été publiée en France en vingt cinq volumes, et pas plus d’ailleurs que dans la rubrique « Libéralisme économique », il n’y trouva le nom de Bastiat ». Quand plus tard l’ancien Président de la République parla de celui que lui fit découvrir Mme Thatcher, il le fit , avec le talent et l’intelligence qu’on lui reconnaît à l’occasion des excellentes « Rencontres » de Sorèze consacrées en 1987, à celui qui fut un ancien élève de cette Ecole. Outre l’intervention de VGE à laquelle je viens de faire allusion, j’y ai trouvé et savouré celles de deux de nos confrères, M° Pierre Bouyssou, l’efficace organisateur du colloque et le Professeur André Cabanis.

A eux, comme à moi, Clémence Isaure a fait une confidence : elle a toujours regretté que sa mort précoce n’ait pas permis à notre Académie de recevoir parmi ses membres, ce Frédéric Bastiat dont pour apaiser notre Muse, je vais ce soir, avec 163 ans de retard, prononcer l’éloge.

Rien n’est banal chez l’homme Bastiat dont le récit constituera la première partie de cette lecture. Le tableau de sa postérité intellectuelle en occupera la deuxième. L’originalité de son œuvre et de ses idées est telle que sa présentation mérite à elle seule une seconde lecture. Celle-ci pourra avoir lieu ultérieurement si, mes chers confrères, l’appétit vous en est ce soir venu et si notre Secrétaire Perpétuel le juge utile.

Né à Bayonne en 1801, mort à Rome en 1850, à l’âge de 49 ans, Bastiat était issu d’une famille de négociants, brillamment enrichie dans les années précédant la Révolution mais poussée au bord de la faillite par un Blocus Continental qui entre autres avait ruiné le port de Bayonne.

Fertile en rebondissements, sa courte vie fut jalonnée, nous allons le voir, par trois échecs retentissants. Chaque fois il en sorti grandi :
— il ne passa qu’un seul examen, le baccalauréat. Il y fut collé et finit, à l’âge de 44 ans, membre correspondant de l’Institut.
— sous Louis-Philippe, il se présenta à la députation dans son département des Landes. Au deuxième tour, il ne recueillit qu’une voix, la sienne. Dix huit ans plus tard, sous la IIème République, il fut élu à la quasi unanimité des suffrages député de sa circonscription à la Constituante de 1848.
— une seule femme semble avoir traversé sa vie. Il l’épousa. La traversée fut brève, le temps d’une nuit, dira-t-on. Mais trois grandes amitiés intellectuelles celle de Calmètes, à Sorrèze, de Coudroy, à Mugron et de Cobden à Londres ont «laissé le champ libre à l’oiseau », comme l’aurait dit Brassens, et lui ont évité« d’attacher son cœur aux queues des casseroles » !

Orphelin de bonne heure de père et de mère, Bastiat fut recueilli par un oncle et un grand père et envoyé pour ses études à Sorèze où il resta jusqu’à sa dix septième année. Dirigée par un homme remarquable, Dom Ferlus, ancien bénédictin rescapé de la tourmente révolutionnaire, l’Ecole ne ressemblait à aucune autre par la diversité géographique, sociale et religieuse de ses élèves, certes français pour la majorité, mais aussi anglais, espagnols, américains ou créoles, fils de familles nobles, de négociants, d’avocats, d’industriels ou d’agriculteurs, protestants comme catholiques.

Les langues vivantes, la chimie, la mécanique, l’astronomie et le sport occupaient une place tout à fait inhabituelle dans l’enseignement prodigué. La pédagogie mise en œuvre y associait aux cours « ex cathedra » et aux interrogations écrites ou orales traditionnelles, le travail en groupe et la pratique des exposés contradictoires.

C’est à cet environnement ouvert, studieux et libre que le jeune Bastiat dû certainement cet esprit de tolérance envers les personnes qui ne le quitta jamais malgré la rigueur et l’exigence d’une pensée sans compromission.

On doit à l’un de ses premiers biographes et admirateurs, Roger de Fontenay, une anecdote révélant la bonté et la délicatesse infinies que Bastiat portait en toutes choses et le sens de l’amitié qui fut le sien jusqu’à sa dernière heure : « … Robuste, alerte, entreprenant et passionné pour les exercices du corps, il se privait presque toujours de ces plaisirs, pour tenir compagnie à son ami Calmètes que la faiblesse de sa santé éloignait des jeux violents. Cette amitié remarquable était respectée par les maîtres eux-mêmes; elle avait des privilèges particuliers, et pour que tout fût plus complètement commun entre les deux élèves, on leur permettait de faire leurs devoirs en collaboration et sur la même copie signée des deux noms. C’est ainsi qu’ils obtinrent, en 1818, un prix de poésie. La récompense était une médaille d’or; elle ne pouvait se partager: « Garde-la, dit Bastiat qui était orphelin; puisque tu as encore ton père et ta mère, la médaille leur revient de droit. »

Appelé par son oncle à rejoindre le négoce familial, Frédéric Bastiat quitta Sorèze pour Bayonne sans pousser ses études jusqu’au bout : nous l’avons dit, le futur membre correspondant de l’Institut ne fut même pas bachelier ! Les lettres du jeune commis à son ami Calmètes, son camarade de Sorèze, nous apprennent qu’engagé malgré lui dans une profession « contraire à son goût, » il étudie, dans les loisirs que lui laissent les travaux obligés du métier, « la philosophie et la politique», étudiant, quelquefois jusqu’à se rendre malade, tour à tour ou tout ensemble, les langues étrangères, la musique, la littérature française, anglaise et italienne, la question religieuse, l’économie politique enfin.

C’est là que germèrent ses premières réflexions sur le fonctionnement du marché, nourries par la vision des conséquences désastreuses du protectionnisme impérial et du fiscalisme royal sur Bayonne, son port et ses activités commerciales.

Vers l’âge de vingt-deux à vingt-trois ans, pour obéir aux désirs de sa famille, Bastiat vint se fixer au Logis de Sendresse à Mugron, dans le département des Landes, sur les bords de l’Adour, dans une terre dont la mort de son grand-père le mit bientôt en possession. Il s’agissait d’un domaine de 250 hectares environ, subdivisé en une douzaine de métairies.
Pendant ces 20 années d’enfouissement, il ne connut apparemment que des déboires : insuccès de ses essais agronomiques se heurtant au conservatisme de ses métayers ; présentation à une élection législative où il ne recueillit que sa seule voix ; mariage soldé, le premier jour par sa fuite de la noce !

En revanche, immense fut le capital qu’il cumula de science acquise, d’observations originales et de connaissance de la philosophie, de l’histoire et des langues et en particulier de l’anglais.
Ici apparaît, un nom, celui de Félix Coudroy. Si le Calmètes de Sorèze, est le camarade du cœur et des jeunes impressions, Coudroy est celui de l’intelligence et de la raison virile, comme plus tard R. Cobden, nous le verrons, sera l’ami politique et le frère d’armes de l’action extérieure et de l’ apostolat libéral… »

Quand les deux jeunes gens se retrouvèrent à Mugron et qu’on se mit à parler d’opinions et de principes, Bastiat, avait déjà entrevu en germe, dans les idées d’Adam Smith, de Tracy et de J.-B. Say, les réponses libérales au problème humain. Pour lui les manifestations libres des intérêts individuels se limitent réciproquement par leur opposition même, et se ramènent mutuellement à une résultante commune d’ordre et d’intérêt général. La liberté n’est pas seulement le résultat et le but, mais le principe, le moyen, la condition nécessaire de l’ordre social… En revanche Coudroy, disciple de Maistre et de Bonald ne comprenait l’ordre que comme résultat de l’abdication complète de toutes les volontés particulières sous une volonté unique et toute-puissante; où les tendances naturelles de l’humanité sont supposées mauvaises, et par conséquent condamnées à un suicide perpétuel; où enfin la liberté et le sentiment de la dignité individuelle sont considérés comme des forces insurrectionnelles, des principes de déchéance et de désordre.

Quand Bastiat recevait quelque ouvrage nouveau, il l’apportait à Coudroy, qui le dégustait, notait avec soin les passages remarquables, puis les lisait à son ami. C’était ainsi qu’ils passaient leur vie ensemble, logés à quatre pas l’un de l’autre, se voyant trois fois par jour, lors de longues promenades qu’on faisait par beau temps un livre sous le bras. Ouvrages de philosophie, d’histoire, de politique ou de religion, poésie, voyages, mémoires, économie politique, utopies socialistes… tout passait ainsi au contrôle de cette double intelligence — ou plutôt de cette intelligence doublée, qui portait partout la même méthode et rattachait à une grande synthèse au moyen du même fil conducteur toutes ces notions éparses.

Bastiat finit par conquérir Coudroy à ses idées. Toutefois, il ne fut pas sans recevoir lui-même une certaine impression de ces grandes théories de Bonald et de Maistre auxquelles il faudrait peut-être attribuer les fondements profondément chrétiens des futurs écrits de Bastiat.

C’est alors, qu’un incident tout à fait mineur fit basculer le destin de l’ermite de Mugron et le lança à l’âge de 43 ans et pour les six années qui lui restaient sur cette terre dans un combat public et échevelé où il devait laisser santé et vie.

Il y avait un cercle à Mugron où l’on se retrouvait pour parler de politique et pour communier en général dans la haine de l’Angleterre. Il arriva qu’un jour, le plus anglophobe des habitués aborda Bastiat en lui présentant avec fureur un des journaux reçus par le cercle «Lisez, dit-il, et voyez comment vos amis nous traitent ». C’était la traduction d’un discours de Robert Peel à la Chambre des Communes. Elle se terminait ainsi « …si nous adoptions ce parti, nous tomberions, comme la France, au dernier rang des nations … ». L’insulte était écrasante, il n’y avait pas un mot à répondre. Cependant, à la réflexion, il sembla étrange à Bastiat qu’un Premier Ministre d’Angleterre eût de la France une opinion semblable, et plus étrange encore qu’il l’exprimât en pleine Chambre. Il voulut en avoir le cœur net, et sur-le-champ il écrivit à Paris pour se faire abonner à un journal anglais, en demandant qu’on lui envoyât tous les numéros du dernier mois écoulé. Quelques jours après, The Globe and Traveller arrivait à Mugron; on pouvait y lire le discours de R. Peel en anglais; les mots malencontreux comme la France n’y étaient pas, ils n’avaient jamais été prononcés.

Mais la lecture du Globe fit faire à Bastiat une découverte bien autrement importante. Ce n’était pas seulement en traduisant mal que la presse française égarait l’opinion, c’était surtout en ne traduisant pas. Une immense agitation se propageait sur toute l’Angleterre, et personne n’en parlait chez nous. Une Ligue Pour la Liberté du Commerce faisait trembler sur sa base la vieille législation. L’idée de faire connaître et peut-être imiter en France cette réforme vint le mordre au cœur. C’est sous cette impression qu’il se décida à envoyer au Journal des Économistes son premier article: « Sur l’influence des tarifs anglais et français. » L’article parut en octobre 1844. L’impression en fut profonde dans le petit monde économiste; les compliments et les encouragements arrivèrent en foule de Paris à Mugron. La glace était rompue. Tout en faisant paraître des articles dans les journaux, Bastiat commence à écrire l’histoire de la Ligue anglaise, et pour avoir quelques renseignements qui lui manquent, se met en rapport avec son fondateur Richard Cobden.

Au mois de mai 1845, il vient à Paris pour faire imprimer son livre sur Cobden, qui lui valut neuf mois plus tard le titre de membre correspondant de l’Institut. On l’accueille à bras ouverts, on veut qu’il dirige le Journal des Économistes, on lui trouvera une chaire d’économie politique, on se serre autour de cet homme étrange qui semble porter au milieu du groupe un peu hésitant des économistes le feu communicatif de ses hardies convictions. De Paris, Bastiat passe en Angleterre, serre la main à Cobden qui devint le troisième de ses grands amis.

En février 1846, Bastiat crée à Bordeaux l’association pour la liberté des échanges. De là il va à Paris. Rien n’était plus original que l’extérieur du nouvel agitateur. « Il n’avait pas eu encore le temps de prendre un tailleur et un chapelier parisiens, raconte son ami Molinari — d’ailleurs, en vérité, il n’y songeait guère ! Avec ses cheveux longs et son petit chapeau, son ample redingote et son parapluie de famille, on l’aurait pris volontiers pour un bon paysan en train de visiter les merveilles de la capitale. Mais la physionomie de ce campagnard était malicieuse et spirituelle, son grand œil noir était lumineux, et son front taillé carrément portait l’empreinte de la pensée. Sancta simplicitas! »

Mais quelle entreprise pour un homme qui tombe du fond des Landes sur le pavé inconnu de Paris! Il fallait voir les journalistes, parler aux ministres, réunir les commerçants, obtenir des autorisations de s’assembler, faire et défaire des manifestes, composer et décomposer des bureaux, encourager les noms marquants, contenir l’ardeur des recrues plus obscures, quêter des souscriptions. Bastiat est à tout: sous cette impulsion communicative, le mouvement prend peu à peu un corps et l’opinion s’ébranle à Paris. Une Commission centrale s’organise, il en est le secrétaire; on fonde un journal hebdomadaire, il le dirige; il parle dans les meetings, il se met en rapport avec les étudiants et les ouvriers, il correspond avec les associations naissantes des grandes villes de la province, il va faire des tournées et des discours à Lyon, à Marseille, au Havre, etc.; il ouvre, salle Taranne, un cours à la jeunesse des écoles; et il ne cesse pas d’écrire pour cela.

Personne ne peut dire ce que fût devenu ce mouvement, s’il n’eût été brusquement arrêté par la plus inattendue des révolutions qui éclata comme une tempête le 23 février 1848. Ce jour là, Bastiat était à Paris. Il ne prit pas part à l’insurrection, déclara-t-il plus tard : « … par hasard, je me suis trouvé à la fusillade de l’hôtel des Capucines. Pendant que la foule fuyait éperdue, je remontai le courant et en face de ces bataillons dont les fusils étaient encore chauds, aidé de deux ouvriers, j’ai donné mes soins pendant cette nuit funeste aux victimes mortellement frappées… »(1) .

La « Réforme » voulue initialement de la forme du pouvoir politique, république contre monarchie, évoluant quasi immédiatement vers la transformation économique et sociale du pays, Bastiat, avec ses amis économistes, cessa sa campagne pour la liberté du commerce pour combattre ce qu’il appelait les utopies socialistes. Dès le 23 février, il fonda à cet effet un journal dirigé par Molinari qui ne survécut pas aux événements : « La République Française ». Quelques temps après cette disparition, il lance « pour éclairer le peuple » une autre feuille « Jacques Bonhomme » à la vie tout aussi éphémère.

En même temps, Bastiat se lançait dans la mêlée électorale et posait sa candidature comme représentant du département des Landes à la Constituante. Elu à la quasi unanimité des suffrages, rallié à la République, il vota avec la gauche contre la peine de mort, contre les expéditions coloniales, contre les crédits de l’expédition de Rome, contre les poursuites à l’encontre de Louis Blanc, pourtant son adversaire politique, pour la liberté d’association des ouvriers et le droit de grève. Membre influent de la Commission des finances, avec la droite, il vota contre le renforcement des taxes sur le vin et, en général, contre les impôts sur la consommation et toute aggravation de la pression fiscale, contre l’organisation du travail par la loi et les atteintes à la liberté contractuelle et pour la liberté de l’enseignement.

Cette attitude indépendante des deux grands blocs, conservateur et socialiste, fut mal comprise par une partie de son électorat et s’il fut réélu à l’Assemblée Législative, il le fut beaucoup moins largement qu’à la Constituante.

Sa dernière intervention à la tribune parlementaire fut prononcée d’une voix si faible que de tous les bancs de l’Assemblée, les cris fusèrent : « parlez plus fort, parlez un peu plus haut, parlez, parlez… »
En effet, la maladie de poitrine contre laquelle Bastiat se débattait depuis longtemps ne faisait qu’empirer. Atteint au larynx et à la gorge, l’alimentation comme la respiration devenaient de plus en plus douloureuses.

Sa hantise, pendant ses dernières années est de ne pas vivre assez longtemps pour pouvoir achever son œuvre. On le voit ainsi dans sa correspondance constamment occupé à comparer l’étendue de sa tâche et la chaleur de son zèle avec la faiblesse de sa santé et le peu de jours qui lui paraissent assurés. Il venait de publier le premier volume de son œuvre de prédilection « Les Harmonies économiques » « qui voulait donner un exposé synthétique des lois naturelles qui président à l’organisation et au développement de la société ». Un second volume devait suivre faisant le « tableau des perturbations funestes introduites dans la loi de la nature par les infractions humaines ». Malheureusement, il n’eut pas le temps d’achever son « grand œuvre » !

Mais dans cette crainte de tomber avant d’avoir atteint son but, nulle impatience, nulle amertume. Il expose à Dieu, avec une ferveur extrême, ses nobles vœux : il ne se croit aucun droit à les voir exaucés. Cette grâce qu’il demandait pour chanter avec joie son « Nunc Dimittis », cette grâce dernière lui fut refusée. Il n’en chanta pas moins son « Nunc Dimittis », comme le montre sa lettre à son ami Cobden, écrite le 9 septembre 1850, trois mois avant sa mort, au moment de son départ pour l’Italie dont le climat lui était conseillé par ses médecins :

« j’ai une grande inflammation et probablement des ulcérations à ces deux tubes qui conduisent l’air au poumon et les aliments à l’estomac. La question est de savoir si ce mal s’arrêtera ou fera des progrès. Dans ce dernier cas, il n’y aurait plus moyen de respirer ni de manger. J’espère n’être pas soumis à cette épreuve, à laquelle cependant je ne néglige pas de me préparer en m’exerçant à la patience et à la résignation. Est-ce qu’il n’y a pas une source inépuisable de consolation et de force dans ces mots « non sicut ego volo, sed sicut tu » .. ».

Bastiat mourut à Rome le 24 décembre 1850, la veille de Noël. Sa fin fut d’un calme et d’une sérénité antiques. Il sembla y assister en spectateur indifférent, causant, en l’attendant, d’économie politique, de philosophie et de religion. Il voulut mourir en chrétien: « J’ai pris, disait-il simplement, la chose par le bon bout et en toute humilité. Je ne discute pas le dogme, je l’accepte. En regardant autour de moi, je vois que sur cette terre les nations les plus éclairées sont dans la foi chrétienne; je suis bien aise de me trouver en communion avec cette portion du genre humain. » Son intelligence conserva jusqu’au bout toute sa lucidité. Un instant avant d’expirer, il fit approcher, comme pour leur dire quelque chose d’important, son cousin l’abbé de Monclar et son ami M. Paillottet. « Son œil, dit ce dernier, brillait de cette expression particulière que j’avais souvent remarquée dans nos entretiens, et qui annonçait la solution d’un problème. » Il murmura à deux fois: La vérité… Mais le souffle lui manqua, et il ne put achever d’expliquer sa pensée. Goethe, en mourant, demandait la pleine lumière, Bastiat saluait la vérité. « … chacun d’eux, d’après la belle interrogation de Fontenay, à ce moment suprême, résumait-il l’aspiration de sa vie — ou proclamait-il sa prise de possession du but? Était-ce le dernier mot de la question ou le premier de la réponse? l’adieu au rêve qui s’en va — ou le salut à la réalité qui arrive?…

Dans l’église de Saint-Louis-des-Français, où son corps repose désormais, on fit à l’homme qui avait vécu si simple et si modeste de pompeuses funérailles.

La carrière active de cette belle intelligence éclairée par un cœur admirable n’avait donc pas duré plus de cinq ans entre sa montée à Paris et sa mort à Rome. Elle fut célébrée aussitôt par un foisonnement de biographies et d’articles plus élogieux les uns que les autres mais ne dépassant pas le cercle étroit des économistes. Puis progressivement le silence se fit sur le landais à quelques exceptions curieuses : en France, Flaubert et Taine ; en Italie, le futur pape Léon XIII.

Dans une lettre adressée à Georges Sand, le 8 septembre 1871, l’auteur de Madame Bovary écrit : « …dans trois ans tous les Français peuvent savoir lire. Croyez-vous que nous en serons plus avancés ? Imaginez au contraire que, dans chaque commune, il y ait un bourgeois, un seul, ayant lu Bastiat, et que ce bourgeois-là soit respecté, les choses changeraient ! »

Quant à Taine dans «ses « Origines de la France contemporaine », il cite Bastiat comme référence et inspirateur de ce qu’il appelle « les procédés de la science à posteriori ».

Dans les mêmes années, le Cardinal Pecci, futur Léon XIII, le pape de la Doctrine sociale de l’Eglise, dira de lui : « Un célèbre économiste français, Frédéric Bastiat, a exposé comme en un tableau les bienfaits multiples que l’homme trouve dans la société et c’est une merveille digne d’être admirée »

Mais avec la fin du XIX° siècle, toute référence à Bastiat disparaît alors aussi bien en France qu’à l’étranger comme le constate en 1906, un de ses derniers biographes, François Bidet : « …Bastiat est de moins en moins lu à mesure que la politique libérale perd du terrain devant l’invasion progressive de l’Etat. Mais, à ce dernier point de vue, il est permis de croire que l’échec de ses idées n’est pas définitif ; en effet tout excès dans un sens entraîne une réaction en sens inverse et l’on peut prévoir le jour où le développement exagéré de l’Etat dans nos sociétés démocratiques provoquera un réveil des idées libérales ».

Comme pour fêter le centenaire de la mort de Bastiat, en 1950, cette prévision prophétique devait se réaliser d’une manière spectaculaire aux Etats Unis :

1950, c’est l’année où « La Loi » est traduite en anglais et diffusée à un million d’exemplaires.

Découvert sept ans plus tôt par un homme d’affaires, Leonard Read, l’opus avait été dans un premier temps envoyé aux 3 000 membres de son réseau de libéraux. Trois ans plus tard, la Fondation qu’il avait créée le publiait et le faisait connaître à ses adhérents dont les économistes autrichiens émigrés aux Etats-Unis, Ludwig von Mises et Friedrich von Hayek. Les derniers développements de la science économique depuis l’après guerre se sont retrouvés dans l’œuvre de Bastiat, précurseur de l’école du « public choice » de Buchanan, de l’analyse des institutions d’Hayek, de la vision de Mises de la prééminence du consommateur sur le producteur en régime capitaliste ou de l’éthique de la liberté de Rothbard fondée sur le droit naturel.

1950, c’est aussi l’année où, la « General Electric », première compagnie mondiale d’électricité, décide de décanter les cerveaux de ses cadres des miasmes de la pensée keynésienne. Elle sélectionne pour cela les œuvres de deux Autrichiens, Hayek et Mises, de deux Anglais, Cobden et Bright, et d’un Français et d’un seul : Frédéric Bastiat. Et plutôt que de recruter un professeur d’économie, elle fait le choix d’un acteur de cinéma du nom de … Ronald Reagan ! C’est ainsi que, chose peu connue, le futur président des Etats Unis sera pendant 10 ans, comme consultant, le propagandiste de celui dont il dira à maintes reprises qu’il « était le lecteur inconditionnel » et « un de ses économistes préférés ».

Aujourd’hui, un Prix Bastiat est décerné annuellement par l’International Policy Network à Londres. Le prix est ouvert aux auteurs de tous pays dont les articles publiés illustrent avec éloquence et esprit le rôle des institutions d’une société libre. Margaret Thatcher, James Buchanan et Milton Friedman, le prix Nobel d’Economie, ont fait partie du jury.

Aujourd’hui encore quand on demande à Ron Paul quels sont ses maîtres à penser, cette figure de proue du mouvement Tea Party et du renouveau de la droite américaine, répond : « Bastiat, Frédéric Bastiat, vous connaissez ? » Comment cet élu texan à la Chambre des représentants, en vient-il à citer un économiste français, quasiment inconnu dans l’Hexagone et décédé voilà plus d’un siècle et demi ?

Michel Behrent, historien américain, spécialisé en histoire de l’Europe contemporaine et notamment en philosophie politique française et professeur à l’Université d’Etat de Caroline du Nord, rejoint François Bidet en expliquant ce retour actuel aux thèses de Frédéric Bastiat comme « un contrecoup à l’intervention de l’Etat ».

Mais si la prévision de Bidet et l’explication de Behrent se sont révélées pertinentes aux Etats Unis, il n’en a rien été en France, malgré le développement de l’intervention de l’Etat : ni en 1950, pour son centenaire, ni dans les années suivantes (à l’exception d’une courte période entre 1984 et 1987), Bastiat n’est venu troubler dans leur quiétude keynésienne les élites politiques, administratives et médiatiques de l’hexagone.

Nombreuses sont les questions que l’on peut légitimement se poser sur les raisons de ce silence ?
De doctes universitaires peuvent-ils s’effacer derrière un individu n’ayant même pas son bac?
Dans quelle discipline faire entrer l’enseignement de cet homme étrange se baptisant « économiste » alors qu’il était en fait un « moraliste » ?

Comment prendre au sérieux ces anecdotes simplistes, accessibles au tout venant, pour rendre compte du fonctionnement d’institutions aussi complexes que le prix, le marché, l’échange, la valeur, ?

D’ailleurs, l’américain Robert Heilbroner, reconnu par ses pairs comme un économiste de premier ordre, auteur d’une biographie des plus grands économistes d’Adam Smith à Keynes, vendue à plusieurs millions d’exemplaires, ne voyait-il pas dans Bastiat « une très petite étoile dans la constellation économique ».

C’est ce qui se voit !

Ce qui ne se voit pas, je vous invite, mes chers confrères, à le découvrir : faites comme moi ! Saisissez sur Google « l ‘économiste de premier ordre », Robert Heilbroner, décédé il y a 7 ans à peine : vous verrez s ‘afficher le chiffre de 345 000 sites référencés. Faites la même chose avec « la très petite étoile » éteinte il y a 163 ans, à Rome, une veille de Noël : ce sont 893 000 sites qu’elle éclaire aujourd’hui !

 

NB : Ce travail de vulgarisation n’a rien d’original. Il est constitué le plus souvent par la reprise de passages des ouvrages suivants :
« Nécrologie de Frédéric Bastiat » par Gustave de Molinari 1852 publiée dans le Journal des économistes (p. 180-196)
« Notice biographique sur Frédéric Bastiat », par Frédéric Passy 1855, publiée dans la Revue Contemporaine (30/09/55)
« Notice sur la vie et les Ecrits de Frédéric Bastiat », par Roger de Fontenay 1862, extrait des œuvres complètes de F.B.
« Un libéral : Frédéric Bastiat » Acte des « Rencontres de Sorèze » 1987

(1) la provocation d’un manifestant porteur d’une torche envers un officier du 14e régiment d’infanterie de ligne a des conséquences tragiques. Se croyant menacée, la garde ouvre le feu, laissant sur le pavé plus de 50 tués qui « justifient » le rebondissement et l’amplification du mouvement protestataire, alors que l’apaisement semblait en bonne voie.


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